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SPIRIDION.

quand l’Église a perdu la foi ; et ces martyrs dont les princes de l’Église disputaient les entrailles, c’étaient les Christs, c’étaient les martyrs de la vérité nouvelle, c’étaient les saints de l’avenir tourmentés et déchirés jusqu’au fond du cœur par les fourbes, les envieux et les traîtres. Toi-même, dans un instinct de noble ambition, tu t’es vu couché dans ce cénotaphe ensanglanté, sous les yeux d’un clergé infâme et d’un peuple imbécile. Mais tu étais double à tes propres yeux ; et, tandis que la moitié la plus belle de ton être subissait la torture avec constance et refusait de se livrer aux pharisiens, l’autre moitié, qui est égoïste et lâche, se cachait dans l’ombre, et, pour échapper à ses ennemis, laissait la voix du vieux Fulgence expirer sans échos. C’est ainsi, ô Alexis ! que l’amour de la vérité a su préserver ton âme des viles passions du vulgaire ; mais c’est ainsi, ô moine ! que l’amour du bien-être et le désir de la liberté t’ont rendu complice du triomphe des hypocrites avec lesquels tu es condamné à vivre. Allons, éveille-toi, et cherche dans la vertu la vérité que tu n’as pu trouver dans la science. »

« À peine eut-il fini de parler, que je m’éveillai ; j’étais dans l’église du couvent, étendu sur la pierre du Hic est, à côté du caveau entr’ouvert. Le jour était levé, les oiseaux chantaient gaiement en voltigeant autour des vitraux ; le soleil levant projetait obliquement un rayon d’or et de pourpre sur le fond du chœur. Je vis distinctement celui qui m’avait parlé entrer dans ce rayon, et s’y effacer comme s’il se fût confondu avec la lumière céleste. Je me tâtai avec effroi. J’étais appesanti par un sommeil de mort, et mes membres étaient engourdis par le froid de la tombe. La cloche sonnait matines ; je me hâtai de replacer la pierre sur le caveau, et je pus sortir de l’église avant que le petit nombre des fervents qui ne se dispensaient pas des offices du matin y eût pénétré.

« Le lendemain, il ne me restait de cette nuit affreuse qu’une lassitude profonde et un souvenir pénible. Les diverses émotions que j’avais éprouvées se confondaient dans l’accablement de mon cerveau. La vision hideuse et la céleste apparition me paraissaient également fébriles et imaginaires ; je répudiais autant l’une que l’autre, et n’attribuais déjà plus la douce impression de la dernière qu’au rassérénement de mes facultés et à la fraîcheur du matin.

« À partir de ce moment, je n’eus plus qu’une pensée et qu’un but, ce fut de refroidir mon imagination, comme j’avais réussi à refroidir mon cœur. Je pensai que, comme j’avais dépouillé le catholicisme pour ouvrir à mon intelligence une voie plus large, je devais dépouiller tout enthousiasme religieux pour retenir ma raison dans une voie plus droite et plus ferme. La philosophie du siècle avait mal combattu en moi l’élément superstitieux ; je résolus de me prendre aux racines de cette philosophie ; et, rétrogradant d’un siècle, je remontai aux causes des doctrines incomplètes qui m’avaient séduit. J’étudiai Newton, Leibnitz, Keppler, Malebranche, Descartes surtout, père des géomètres, qui avaient sapé l’édifice de la tradition et de la révélation. Je me persuadai qu’en cherchant l’existence de Dieu dans les problèmes de la science et dans les raisonnements de la métaphysique, je saisirais enfin l’idée de Dieu, telle que je voulais la concevoir, calme, invincible, infinie.

« Alors commença pour moi une nouvelle série de travaux, de fatigues et de souffrances. Je m’étais flatté d’être plus robuste que les spéculateurs auxquels j’allais demander la foi ; je savais bien qu’ils l’avaient perdue en voulant la démontrer ; j’attribuais cette erreur funeste à l’affaiblissement inévitable des facultés employées à de trop fortes études. Je me promettais de ménager mieux mes forces, d’éviter les puérilités où de consciencieuses recherches les avaient parfois égarés, de rejeter avec discernement tout ce qui était entré de force dans leurs systèmes ; en un mot, de marcher à pas de géant dans cette carrière où ils s’étaient traînés avec peine. Là comme partout, l’orgueil me poussait à ma perte ; elle fut bientôt consommée. Loin d’être plus ferme que mes maîtres, je me laissai tomber plus bas sur le revers des sommets que je voulais atteindre et où je me targuais vainement de rester. Parvenu à ces hauteurs de la science, que l’intelligence escalade, mais au pied desquelles le sentiment s’arrête, je fus pris du vertige de l’athéisme. Fier d’avoir monté si haut, je ne voulus pas comprendre que j’avais à peine atteint le premier degré de la science de Dieu, parce que je pouvais expliquer avec une certaine logique le mécanisme de l’univers, et que pourtant je ne pouvais pénétrer la pensée qui avait présidé à cette création. Je me plus à ne voir dans l’univers qu’une machine, et à supprimer la pensée divine comme un élément inutile à la formation et à la durée des mondes. Je m’habituai à rechercher partout l’évidence et à mépriser le sentiment, comme s’il n’était pas une des principales conditions de la certitude. Je me fis donc une manière étroite et grossière de voir, d’analyser et de définir les choses ; et je devins le plus obstiné, le plus vain et le plus borné des savants.

« Dix ans de ma vie s’écoulèrent dans ces travaux ignorés, dix ans qui tombèrent dans l’abîme sans faire croître un brin d’herbe sur ses bords. Je me débattis longtemps contre le froid de la raison. À mesure que je m’emparais de cette triste conquête, j’en étais effrayé, et je me demandais ce que je ferais de mon cœur si jamais il venait à se réveiller. Mais peu à peu les plaisirs de la vanité satisfaite étouffaient cette inquiétude. On ne se figure pas ce que l’homme, voué en apparence aux occupations les plus graves, y porte d’inconséquence et de légèreté. Dans les sciences, la difficulté vaincue est si enivrante que les résolutions consciencieuses, les instincts du cœur, la morale de l’âme, sont sacrifiés, en un clin d’œil, aux triomphes frivoles de l’intelligence. Plus je courais à ces triomphes, plus celui que j’avais rêvé d’abord me paraissait chimérique. J’arrivai enfin à le croire inutile autant qu’impossible ; je résolus donc de ne plus chercher des vérités métaphysiques sur la voie desquelles mes études physiques me mettaient de moins en moins. J’avais étudié les mystères de la nature, la marche et le repos des corps célestes, les lois invariables qui régissent l’univers dans ses splendeurs infinies comme dans ses imperceptibles détails ; partout j’avais senti la main de fer d’une puissance incommensurable, profondément insensible aux nobles émotions de l’homme, généreuse jusqu’à la profusion, ingénieuse jusqu’à la minutie en tout ce qui tend à ses satisfactions matérielles ; mais vouée à un silence inexorable en tout ce qui tient à son être moral, à ses immenses désirs, fallait-il dire à ses immenses besoins ? Cette avidité avec laquelle quelques hommes d’exception cherchent à communiquer intimement avec la Divinité, n’était-elle pas une maladie du cerveau, que l’on pouvait classer à côté du dérèglement de certaines croissances anormales dans le règne végétal, et de certains instincts exagérés chez les animaux ? N’était-ce pas l’orgueil, cette autre maladie commune au grand nombre des humains, qui parait de couleurs sublimes et rehaussait d’appellations pompeuses cette fièvre de l’esprit, témoignage de faiblesse et de lassitude bien plus que de force et de santé ? Non, m’écriai-je, c’est impudence et folie, et misère surtout, que de vouloir escalader le ciel. Le ciel qui n’existe nulle part pour le moindre écolier rompu au mécanisme de la sphère ! le ciel, où le vulgaire croit voir, au milieu d’un trône de nuées formé des grossières exhalaisons de la terre, un fétiche taillé sur le modèle de l’homme, assis sur les sphères ainsi qu’un ciron sur l’Atlas ! le ciel, l’éther infini parsemé de soleils et de mondes infinis, que l’homme s’imagine devoir traverser après sa mort comme les pigeons voyageurs passent d’un champ à un autre, et où de pitoyables rhéteurs théologiques choisissent apparemment une constellation pour domaine et les rayons d’un astre pour vêtement ! le ciel et l’homme, c’est-à-dire l’infini et l’atome ! quel étrange rapprochement d’idées ! quelle ridicule antithèse ! Quel est donc le premier cerveau humain qui est tombé dans une pareille démence ? Et aujourd’hui un pape, qui s’intitule le roi des âmes, ouvre avec une clef les deux battants de