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SPIRIDION.

vieux vêtement, et tu revêtiras le nouveau avec la certitude d’une bonne conscience. Quand ce jour luira pour toi, brise sans inquiétude la pierre et le métal, ouvre mon cercueil et plonge dans mes entrailles desséchées une main ferme et pieuse. Ah ! quand viendra cette heure, il me semble que mon cœur éteint tressaillera comme l’herbe glacée au retour d’un soleil de printemps, et que du sein de ses transformations infinies mon esprit entrera en commerce immédiat avec le tien : car l’Esprit vit à jamais, il est l’éternel producteur et l’éternel aliment de l’esprit ; il nourrit ce qu’il engendre, et, comme chaque destruction alimente une production nouvelle dans l’ordre matériel, de même chaque souffle intellectuel entretient, par une invisible communion, le souffle éveillé par lui dans un sanctuaire nouveau de l’intelligence.

« Ce discours n’éveilla pas dans le sein de Fulgence une ardeur plus grande que son maître ne l’avait pressenti ; Spiridion l’avait bien jugé en lui disant que l’heure de la connaissance n’était pas sonnée pour lui. Sans doute, des esprits plus hardis et des cerveaux plus vastes que celui de Fulgence eussent pu être institués dépositaires du secret de l’abbé ; à cette époque il s’en trouvait encore dans le cloître. Mais, sans doute aussi, ces caractères ne lui offraient point une garantie suffisante de sincérité et de désintéressement ; il devait craindre que son trésor ne devînt un moyen de puissance temporelle ou de gloire mondaine dans les mains des ambitieux, peut-être une source d’impiété, une cause d’athéisme, sous l’interprétation d’une âme aride et d’une intelligence privée d’amour. Il savait que Fulgence était, comme dit l’Écriture, un or très-pur, et que si, le courage lui manquant, il venait à ne point profiter du legs sacré, du moins il n’en ferait jamais un usage funeste. Quand il vit avec quelle humble résignation ce disciple bien-aimé avait écouté ses confidences, il s’applaudit de l’avoir laissé à son libre arbitre, et lui fit jurer seulement qu’il ne mourrait point sans avoir fait passer le legs en des mains dignes de le posséder. Fulgence le jura.

— Mais, ô mon maître ! s’écria-t-il, à quoi connaîtrai-je ces mains pures ? et si nul ne m’inspire assez de confiance pour que je lui transmette votre héritage, du sein de la tombe votre voix ne montera-t-elle pas vers moi pour tancer mon aveuglement ou ma timidité ? Pourrai-je, quand la lumière sera éteinte, me diriger seul dans les ténèbres ?

— Aucune lumière ne s’éteint, répondit l’abbé, et les ténèbres de l’entendement sont, pour un esprit généreux et sincère, des voiles faciles à déchirer. Rien ne se perd ; la forme elle-même ne meurt pas ; et, ma figure restant gravée dans le plus intime sanctuaire de ta mémoire, qui pourra dire que ma figure a disparu de ce monde et que les vers ont détruit mon image ? La mort rompra-t-elle les liens de notre amitié, et ce qui est conservé dans le cœur d’un ami a-t-il cessé d’être ! L’âme a-t-elle besoin des yeux du corps pour contempler ce qu’elle aime, et n’est-elle pas un miroir d’où rien ne s’efface ? Va, la mer cessera de refléter l’azur des cieux avant que l’image d’un être aimé retombe dans le néant ; et l’artiste qui fixe une ressemblance sur la toile ou sur le marbre ne donne-t-il pas, lui aussi, une sorte d’immortalité à la matière ?

« Tels étaient les derniers entretiens de Spiridion avec son ami. Mais ici commence pour ce dernier une série de faits personnels sur lesquels j’appelle toute ton attention ; les voici tels qu’ils m’ont été transmis maintes fois par lui avec la plus scrupuleuse exactitude.

« Fulgence ne pouvait s’habituer à l’idée de voir mourir son ami et son maître. En vain les médecins lui disaient que l’abbé avait peu de jours à vivre, sa maladie ayant dépassé déjà le terme où cessent les espérances et où s’arrêtent les ressources de l’art ; il ne concevait pas que cet homme, encore si vigoureux d’esprit et de caractère, fût à la veille de sa destruction. Jamais il ne l’avait vu plus clair et plus éloquent dans ses paroles, plus subtil dans ses aperçus et plus large dans ses vues. Au seuil d’une autre vie, il avait encore de l’énergie et de l’activité pour s’occuper des détails de la vie qu’il allait quitter. Plein de sollicitude pour ses frères, il donnait à chacun l’instruction qui lui convenait : aux mauvais, la prédication ardente ; aux bons, l’encouragement paternel. Il était plus inquiet et plus touché de la douleur de Fulgence que de ses propres souffrances physiques, et sa tendresse pour ce jeune homme lui faisait oublier ce qu’a de solennel et de terrible le pas qu’il allait franchir. »

Ici le père Alexis s’interrompit en voyant mes yeux se remplir de larmes, et ma tête se pencha sur sa main glacée, à la pensée d’un rapprochement si intime entre la situation qu’il me décrivait et celle où nous nous trouvions l’un et l’autre. Il me comprit, serra ma main avec force et continua.

« Spiridion, voyant que cette âme tendre et passionnée dans ses attachements allait se briser avec le fil de sa vie, essayait de lui adoucir l’horreur dont le catholicisme environne l’idée de la mort ; il lui peignait sous des couleurs sereines et consolantes ce passage d’une existence éphémère à une existence sans fin.

— Je ne vous plains pas de mourir, lui répondait Fulgence ; je me plains parce que vous me quittez. Je ne suis pas inquiet de votre avenir, je sais que vous allez passer de mes bras dans ceux d’un Dieu qui vous aime ; mais moi je vais gémir sur une terre aride et traîner une existence délaissée parmi des êtres qui ne vous remplaceront jamais pour moi !

— Ô mon enfant ! ne parle pas ainsi, répondit l’abbé ; il y a une providence pour les hommes bons, pour les cœurs aimants. Si elle te retire un ami dont la mission auprès de toi est remplie, elle donnera en récompense à ta vieillesse un ami fidèle, un fils dévoué, un disciple confiant, qui entourera tes derniers jours des consolations que tu me procures aujourd’hui.

— Nul ne pourra m’aimer comme je vous aime, reprenait Fulgence, car jamais je ne serai digne d’un amour semblable à celui que vous m’inspirez ; et quand même cela devrait arriver, je suis si jeune encore ! Imaginez ce que j’aurai à souffrir, privé de guide et d’appui, durant les années de ma vie où vos conseils et votre protection m’eussent été le plus nécessaires !

— Écoute, lui dit un jour l’abbé, je veux te dire une pensée qui a traversé plusieurs fois mon esprit sans s’y arrêter. Nul n’est plus ennemi que moi, tu le sais, des grossières jongleries dont les moines se servent pour terrifier leurs adeptes ; je ne suis pas davantage partisan des extases que d’ignorants visionnaires ou de vils imposteurs ont fait servir à leur fortune ou à la satisfaction de leur misérable vanité ; mais je crois aux apparitions et aux songes qui ont jeté quelquefois une salutaire terreur ou apporté une vivifiante espérance à des esprits sincères et pieusement enthousiastes. Les miracles ne me paraissent pas inadmissibles à la raison la plus froide et la plus éclairée. Parmi les choses surnaturelles qui, loin de causer de la répugnance à mon esprit, lui sont un doux rêve et une vague croyance, j’accepterais comme possibles les communications directes de nos sens avec ce qui reste en nous et autour de nous des morts que nous avons chéris. Sans croire que les cadavres puissent briser la pierre du sépulcre et reprendre pour quelques instants les fonctions de la vie, je m’imagine quelquefois que les éléments de notre être ne se divisent pas subitement, et qu’avant leur diffusion un reflet de nous-mêmes se projette autour de nous, comme le spectre solaire frappe encore nos regards de tout son éclat plusieurs minutes après que l’astre s’est abaissé derrière notre horizon. S’il faut t’avouer tout ce qui se passe en moi à cet égard, je te confesserai qu’il était une tradition dans ma famille que je n’ai jamais eu la force de rejeter comme une fable. On disait que la vie était dans le sang de mes ancêtres à un tel degré d’intensité que leur âme éprouvait, au moment de quitter le corps, l’effort d’une crise étrange, inconnue. Ils voyaient alors leur propre image se détacher d’eux, et leur apparaître quelquefois double et triple. Ma mère as-