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SPIRIDION.

lice de votre mort, que je vous dis de demander tous avec moi justice à notre père spirituel qui est devant nous, et au besoin à l’autre qui est au-dessus de nous. Justice donc, mon père ! j’attends : faites justice !

Et les hommes de bonne volonté qui étaient là crièrent tous ensemble : « Justice ! justice ! » et les échos émus du cloître répétèrent : « Justice ! »

Le Prieur assistait à cette scène avec un visage impassible. Seulement il me sembla plus pâle qu’à l’ordinaire. Il resta quelques instants sans répondre, le sourcil légèrement contracté. Enfin il éleva la voix, et dit :

« Mon fils Alexis, pardonne à cet homme.

— Oui, je lui pardonne à condition que vous le punirez, mon père, répondit Alexis.

— Mon fils Alexis, reprit le Prieur, sont-ce là les sentiments d’un homme qui se dit prêt à paraître devant le tribunal de Dieu ? Je vous prie de pardonner à cet homme, et de retirer votre main de dessus lui. »

Alexis hésita un instant ; mais il sentit que, s’il ne réprimait sa colère, ses ennemis allaient triompher. Il fit deux pas en avant, et, poussant sa proie aux pieds du Prieur sans la lâcher :

« Mon révérend, dit-il en s’inclinant, je pardonne, parce que je le dois et parce que vous le voulez ; mais comme ce n’est pas moi, comme c’est le ciel qui a été offensé, comme c’est votre vertu, votre sagesse et votre autorité qui ont été outragées, j’amène le coupable à vos genoux, et, m’y prosternant avec lui, je supplie Votre Révérence de lui faire grâce, et de prier pour que la justice éternelle lui pardonne aussi. »

Les ennemis de mon maître avaient espéré que, par son emportement et sa résistance, il allait gâter sa cause ; mais cet acte de soumission déjoua tous leurs mauvais desseins, et ceux qui étaient pour lui donnèrent à sa conduite de telles marques d’approbation que le Prieur fut forcé de prendre son parti, du moins en apparence.

« Mon fils Alexis, lui dit-il en le relevant et en l’embrassant, je suis touché de votre humilité et de votre miséricorde ; mais je ne puis pardonner à cet homme comme vous lui pardonnez. Votre devoir était d’intercéder pour lui, le mien est de le châtier sévèrement, et il sera fait ainsi que le veulent la justice céleste et les statuts de notre ordre. »

À cet arrêt sévère, un frémissement d’effroi passa de proche en proche ; car les peines contre le sacrilége étaient les plus sévères de toutes, et aucun religieux n’en connaissait l’étendue avant de les avoir subies. Il était défendu, en outre, de les révéler, sous peine de les subir une seconde fois. Les condamnés ne sortaient du cachot que dans un état épouvantable de souffrance, et plusieurs avaient succombé peu de temps après avoir reçu leur grâce. Sans doute, mon maître ne fut pas dupe de la sévérité du Prieur, car je vis un sourire étrange errer sur ses lèvres : néanmoins sa fierté était satisfaite, et alors seulement il lâcha sa proie. Sa main était tellement crispée et roidie au collet de son ennemi qu’il fut forcé d’employer son autre main pour l’en détacher. Dominique tomba évanoui aux pieds du Prieur, qui fit un signe, et aussitôt quatre autres convers l’emportèrent aux yeux de l’assemblée consternée. Il ne reparut jamais dans le couvent. Il fut défendu de jamais prononcer ni son nom ni aucune parole qui eût rapport à son étrange faute ; l’office des morts fut récité pour lui sans qu’il nous fût permis de demander ce qu’il était devenu ; mais par la suite je l’ai revu dehors, gras, dispos et allègre, et riant d’un air sournois quand on lui rappelait cette aventure.

Mon maître s’appuya sur moi, chancela, pâlit, et perdant tout à coup la force miraculeuse qui l’avait soutenu jusque-là, il se traîna à grand’peine à son lit ; je lui fis avaler quelques gouttes d’un cordial, et il me dit :

« Angel, je crois bien que je l’aurais tué si le Prieur l’eût protégé. »

Il s’endormit sans ajouter une parole.

Le lendemain le père Alexis s’éveilla assez tard : il était calme, mais très-faible ; il eut besoin de s’appuyer sur moi pour gagner son fauteuil, et il y tomba plutôt qu’il ne s’assit, en poussant un soupir. Je ne concevais pas que ce corps si débile eût été, la veille, capable de si puissants efforts.

« Mon père, lui dis-je en le regardant avec inquiétude, est-ce que vous vous trouvez plus mal, et souffrez-vous davantage ?

— Non, me répondit-il, non, je suis bien.

— Mais vous paraissez profondément absorbé.

— Je réfléchis !

— Vous réfléchissez à tout ce qui s’est passé, mon père. Je le conçois ; il y a lieu à méditer. Mais vous devriez, ce me semble, être plus serein, car il y a aussi lieu à se réjouir. Nous avons fini par voir clair au fond de cet abîme, et nous savons maintenant que vous n’êtes pas réellement assiégé par les mauvais esprits. »

Alexis se mit à sourire d’un air doucement ironique, en secouant la tête :

« Tu crois donc encore aux mauvais esprits, mon pauvre Angel ? me dit-il. Erreur ! erreur ! Crois-tu aussi, comme les physiciens d’autrefois, que la nature a horreur du vide ? Il n’y a pas plus de mauvais esprits que de vide. Que serait donc l’homme, cette créature intelligente, ce fils de l’esprit, si les mauvaises passions, les vils instincts de la chair, pouvaient venir, sous une forme hideuse ou grotesque, assaillir sa veille, ou fatiguer son sommeil ? Non : tous ces démons, toutes ces créations infernales, dont parlent tous les jours les ignorants ou les imposteurs, sont de vains fantômes créés par l’imagination des uns pour épouvanter celle des autres. L’homme fort sent sa propre dignité, rit en lui-même des pitoyables inventions avec lesquelles on veut tenter son courage, et, sûr de leur impuissance, il s’endort sans inquiétude et s’éveille sans crainte.

— Pourtant, lui répondis-je étonné, il s’est passé ici même des choses qui doivent me faire penser le contraire. L’autre nuit, vous savez, je vous ai entendu vous entretenir avec une autre voix plus forte que la vôtre qui semblait vous gourmander durement. Vous lui répondiez avec l’accent de la crainte et de la douleur ; et, comme j’étais effrayé de cela, je suis venu dans votre chambre pour vous secourir, et je vous ai trouvé seul, accablé et pleurant amèrement. Qu’était-ce donc ?

— C’était lui.

— Lui ! qui, lui ?

— Tu le sais bien, puisqu’il était avec toi, puisqu’il t’avait appelé par trois fois, comme l’esprit du Seigneur appela durant la nuit le jeune Samuel endormi dans le temple.

— Comment le savez-vous, mon père ? »

Alexis ne sembla pas entendre ma question. Il resta quelque temps absorbé, la tête baissée sur la poitrine ; puis il reprit la parole sans changer de position ni faire aucun mouvement :

« Dis-moi, Angel, quand l’as-tu vu ? c’était en plein jour ?

— Oui, mon père, à l’heure de midi. Vous m’avez déjà fait cette question.

— Et le soleil brillait ?

— Il rayonnait sur sa face.

— Ne l’as-tu vu que cette seule fois ? »

J’hésitais à répondre ; je craignais d’être dupe d’une illusion et de donner par mes propres aberrations de la consistance à celles d’Alexis.

« Tu l’as vu une autre fois ! s’écria-t-il avec impatience, et tu ne me l’as pas dit !

— Mon bon maître, quelle importance voulez-vous donner à des apparitions qui ne sont peut-être que l’effet d’une ressemblance fortuite ou même de simples jeux de la lumière ?

— Angel, que voulez-vous dire ? Ce que vous voulez me cacher m’est révélé par vos réticences mêmes. Parlez, il le faut, il y va du repos de mes derniers jours ! »

Vaincu par sa persistance, je lui racontai, pour le satisfaire, la frayeur que j’avais eue dans la sacristie un jour que, me croyant seul et sortant d’un profond évanouissement, j’avais entendu murmurer des paroles et