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SPIRIDION.

— Et qui donc était ce Pierre Hébronius ? demandai-je.

— Eh ! mais, reprit le moine en me montrant le portrait de mon ami inconnu, c’est celui que l’on connaît ici sous le nom de l’abbé Spiridion, le vénérable fondateur de notre communauté. C’était, comme vous voyez, un des plus beaux hommes de son temps, et le peintre ne pouvait pas trouver une plus belle tête de saint.

— Et il est mort ? m’écriai-je, sans songer à ce que je disais.

— Vers l’an 1698, répondit le trésorier, il y a près d’un siècle. Vous voyez que le peintre l’a représenté tenant en main un livre et en foulant plusieurs autres sous les pieds. Celui qu’il tient est, dit-on, le quatrième écrit de Bossuet contre les protestants, les autres sont les livres exécrables de Luther et de ses adeptes. Cette action faisait allusion à la conversion récente de Pierre Hébronius, et marquait son passage à la vraie foi, qu’il a servie avec éclat depuis en embrassant la vie religieuse et en consacrant ses biens à l’édification de cette sainte maison.

— J’ai ouï dire en effet, repris-je, que ce fondateur fut un homme de grand mérite, qu’il vécut et mourut en odeur de sainteté. »

Le trésorier secoua la tête en souriant.

« Il est facile de bien vivre, dit-il ; plus facile que de bien mourir ! Il n’est pas bon de tant cultiver la science dans le cloître. L’esprit s’exalte, l’orgueil s’empare souvent des meilleures têtes, et l’ennui fait aussi qu’on se lasse de croire toujours aux mêmes vérités. On veut en découvrir de nouvelles ; on s’égare. Le démon fait son profit de cela et vous suscite parfois, sous les formes d’une belle philosophie et sous les apparences d’une céleste inspiration, de monstrueuses erreurs, bien malaisées à abjurer quand l’heure de rendre compte vous surprend. J’ai ouï dire tout bas, par des gens bien informés, que l’abbé Spiridion, sur la fin de sa carrière, quoique menant une vie austère et sainte, ayant lu beaucoup de mauvais livres, sous prétexte de les réfuter à loisir, s’était laissé infecter peu à peu, et à son insu, par le poison de l’erreur. Il conserva toujours l’extérieur d’un bon religieux ; mais il paraît que secrètement il était tombé dans des hérésies plus monstrueuses encore que celles de sa jeunesse. Les livres abominables du juif Spinosa et les infernales doctrines des philosophes de cette école l’avaient rendu panthéiste, c’est-à-dire athée. Mon cher fils, oh ! que l’amour de la science, et qui n’est qu’une vaine curiosité, ne vous entraîne jamais à de telles chutes ! On prétend que, dans ses dernières années, Hébronius avait écrit des abominations sans nombre. Heureusement il se repentit à son lit de mort, et les brûla de sa propre main, afin que le poison n’infectât pas, par la suite, les esprits simples qui les liraient. Il est mort en paix avec le Seigneur, en apparence ; mais ceux qui n’avaient vu que sa vie extérieure, et qui le regardaient comme un saint, furent étonnés de ce qu’il ne fît point de miracles pour eux sur son tombeau. Les esprits droits qui avaient appris à le mieux juger, s’abstinrent toujours de dire leurs craintes sur son sort dans l’autre vie. Quelques-uns pensèrent même qu’il avait été jusqu’à se livrer à des pratiques de sorcellerie, et que le diable parut auprès de lui lorsqu’il expira. Mais ce sont des choses dont il est impossible de s’assurer pleinement, et dont il est imprudent, dangereux peut-être, de parler. Paix soit donc à sa mémoire ! Son portrait est resté ici pour marquer que Dieu peut bien lui avoir tout pardonné en considération de ses grandes aumônes et de la fondation de ce monastère. »

Nous fûmes interrompus par l’arrivée du Prieur. Le trésorier s’inclina jusqu’à terre, les bras croisés sur la poitrine, et nous laissa ensemble.

Alors le Prieur, me toisant de la tête aux pieds et me parlant avec sécheresse, me demanda compte des longues veilles du père Alexis et du bruit de voix qu’on entendait partir chaque nuit de sa cellule. J’essayai d’expliquer ces faits par l’état de maladie de mon maître ; mais le Prieur me dit qu’une personne digne de foi, en allant avant le jour remonter l’horloge de l’église, avait entendu dans nos cellules un grand bruit de voix, des menaces, des cris et des imprécations.

« J’espère, ajouta le Prieur, que vous me répondrez avec sincérité et simplicité ; car il y a grâce pour toutes les fautes quand le coupable se confesse et se repent ; mais, si vous n’éclaircissez pas mes doutes d’une manière satisfaisante, les plus rudes châtiments vous y contraindront.

— Mon révérend père, répondis-je, je ne sais quels soupçons peuvent peser sur moi en de telles circonstances. Il est vrai que le père Alexis a parlé à voix haute toute la nuit et avec assez de véhémence ; car il avait le délire. Quant à moi, j’ai pleuré, tant sa souffrance me faisait de peine ; et, dans les instants où il revenait à lui-même, il murmurait à Dieu de ferventes prières. J’unissais ma voix à la sienne et mon cœur au sien.

— Cette explication ne manque pas d’habileté, reprit le Prieur d’un ton méprisant ; mais comment expliquerez-vous la grande lueur qui tout d’un coup a éclairé vos cellules et le dôme entier, et la flamme qui est sortie par le faîte et qui s’est répandue dans les airs, accompagnée d’une horrible odeur de soufre ?

— Je ne comprendrais pas, mon révérend père, répondis-je, qu’il y eût plus de mal à me servir de phosphore et de soufre pour allumer une lampe qu’il n’y en a, selon moi, à veiller un malade pendant la nuit et à prier auprès de son lit. Il est possible que je me sois servi imprudemment de cette composition, et que, dans mon empressement, j’aie laissé ouvert le flacon, dont l’odeur désagréable a pu se répandre dans la maison ; mais j’ose affirmer que cette odeur n’a rien de dangereux, et qu’en aucun cas le phosphore ne pourrait causer un incendie. Je supplie donc Votre Révérence de me pardonner si j’ai manqué de prudence, et de n’en imputer la faute qu’à moi seul. »

Le Prieur fixa longtemps sur moi un regard inquisiteur, comme s’il eût voulu voir jusqu’où irait mon impudence ; puis, levant les yeux au ciel dans un transport d’indignation, il sortit sans me dire une seule parole.

Resté seul et frappé d’épouvante, non à cause de moi, mais à cause de l’orage que je voyais s’amasser sur la tête d’Alexis, je regardai involontairement le portrait d’Hébronius, et je joignis les mains, emporté par un mouvement irrésistible de confiance et d’espoir. Le soleil frappait en cet instant le visage du fondateur, et il me sembla voir sa tête se détacher du fond, puis sa main et tout son corps quitter le cadre et se pencher en avant. Le mouvement fit ondoyer légèrement la chevelure, les yeux s’animèrent et attachèrent sur moi un regard vivant. Alors je fus pris d’une palpitation si violente que mon sang bourdonna dans mes oreilles, ma vue se troubla ; et, sentant défaillir mon courage, je m’éloignai précipitamment.

Je me retirai fort triste et fort inquiet. Soit que la haine et la calomnie eussent envenimé des faits qui restaient pour moi à l’état de problème, soit que je fusse, ainsi que le père Alexis, en butte aux attaques du malin esprit, et qu’il se fût passé aux yeux d’un témoin véridique quelque chose de plus que ce que j’avais aperçu, je prévoyais que mon infortuné maître allait être accablé de persécutions, et que ses derniers instants, déjà si douloureux, seraient abreuvés d’amertume. J’eusse voulu lui cacher ce qui venait de se passer entre le Prieur et moi ; mais le seul moyen de détourner les châtiments qu’on lui préparait sans doute, c’était de l’engager à se réconcilier avec l’esprit de l’Église.

Il écouta mon récit et mes supplications avec indifférence, et quand j’eus fini de parler :

« Sois en paix, me dit-il ; l’Esprit est avec nous, et rien ne nous arrivera de la part des hommes de chair. L’Esprit est rude, il est sévère, il est irrité ; mais il est pour nous. Et quand même nous serions livrés aux châtiments, quand même on plongerait ton corps délicat et mon vieux corps agonisant dans les humides ténèbres d’un cachot, l’Esprit monterait vers nous des entrailles