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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

pas été hier s’informer de votre santé. Le capitaine Kreutz y a été.

— La distinction est trop subtile pour moi, monsieur le capitaine.

— Eh bien, tâchez de l’apprendre. Tenez, quand je mettrai mon chapeau sur ma tête, comme cela, un peu à gauche, je serai le capitaine ; et quand je le mettrai comme ceci, à droite, je serai le roi : et selon ce que je serai, vous serez Consuelo, ou mademoiselle Porporina.

— J’entends, Sire ; eh bien, cela me sera impossible. Votre Majesté est libre d’être deux, d’être trois, d’être cent ; moi je ne sais être qu’une.

— Vous mentez ! vous ne me parleriez pas sur le théâtre devant vos camarades comme vous me parlez ici.

— Sire, ne vous y fiez pas !

— Ah çà, vous avez donc le diable au corps aujourd’hui ?

— C’est que le chapeau de Votre Majesté n’est ni à droite ni à gauche, et que je ne sais pas à qui je parle. »

Le roi, vaincu par l’attrait qu’il éprouvait, dans ce moment surtout, auprès de la Porporina, porta la main à son chapeau d’un air de bonhomie enjouée, et le mit sur l’oreille gauche avec tant d’exagération, que sa terrible figure en devint comique. Il voulait faire le simple mortel et le roi en vacances autant que possible ; mais tout d’un coup, se rappelant qu’il était venu là, non pour se distraire de ses soucis, mais pour pénétrer les secrets de l’abbesse de Quedlimburg, il ôta son chapeau tout à fait, d’un mouvement brusque et chagrin ; le sourire expira sur ses lèvres, son front se rembrunit, et il se leva en disant à la jeune fille :

« Restez ici, je viendrai vous y reprendre. »

Et il passa dans la chambre de la princesse, qui l’attendait en tremblant. Madame de Kleist, l’ayant vu causer avec la Porporina, n’avait osé bouger d’auprès du lit de sa maîtresse. Elle avait fait de vains efforts pour entendre cet entretien ; et, n’en pouvant saisir un mot à cause de la grandeur des appartements, elle était plus morte que vive.

De son côté, la Porporina frémit de ce qui allait se passer. Ordinairement grave et respectueusement sincère avec le roi, elle venait de se faire violence pour le distraire, par des coquetteries de franchise un peu affectées, de l’interrogatoire dangereux qu’il commençait à lui faire subir. Elle avait espéré le détourner tout à fait de tourmenter sa malheureuse sœur. Mais Frédéric n’était pas homme à s’en départir, et les efforts de la pauvrette échouaient devant l’obstination du despote. Elle recommanda la princesse Amélie à Dieu ; car elle comprit fort bien que le roi la forçait à rester là, afin de confronter ses explications avec celles qu’on préparait dans la pièce voisine. Elle n’en douta plus en voyant le soin avec lequel, en y passant, il ferma la porte derrière lui. Elle resta donc un quart d’heure dans une pénible attente, agitée d’un peu de fièvre, effrayée de l’intrigue où elle se voyait enveloppée, mécontente du rôle qu’elle était forcée de jouer, se retraçant avec épouvante ces insinuations qui commençaient à lui venir de tous côtés de la possibilité de l’amour du roi pour elle, et l’espèce d’agitation que le roi lui-même venait de trahir à cet égard dans ses étranges manières.

VI.

Mais, mon Dieu ! l’habileté du plus terrible dominicain qui ait jamais fait les fonctions de grand inquisiteur peut-elle lutter contre celle de trois femmes, quand l’amour, la peur et l’amitié inspirent chacune d’elles dans le même sens ? Frédéric eut beau s’y prendre de toutes les manières, par l’amabilité caressante et par la provocante ironie, par les questions imprévues, par une feinte indifférence, par des menaces détournées, rien ne lui servit. L’explication de la présence de Consuelo dans les appartements de la princesse se trouva absolument conforme, dans la bouche de madame de Kleist et dans les affirmations d’Amélie, à celle que la Porporina avait si heureusement improvisée. C’était la plus naturelle, la plus vraisemblable. Mettre tout sur le compte du hasard est le meilleur moyen. Le hasard ne parle pas et ne donne pas de démentis.

De guerre lasse, le roi abandonna la partie, ou changea de tactique, car il s’écria tout d’un coup :

« Et la Porporina, que j’oublie là-dedans ! Chère petite sœur, puisque vous vous trouvez mieux, faites-la rentrer, son caquet nous amusera.

— J’ai envie de dormir, répondit la princesse, qui redoutait quelque piége.

— Eh bien, souhaitez-lui le bonjour, et congédiez-la vous-même. »

En parlant ainsi, le roi, devançant madame de Kleist, alla lui-même ouvrir la porte et appela la Porporina.

Mais au lieu de la congédier, il entama sur-le-champ une dissertation sur la musique allemande et la musique italienne ; et lorsque le sujet fut épuisé, il s’écria tout d’un coup :

« Ah ! signora Porporina, une nouvelle que j’oubliais de vous dire, et qui va vous faire plaisir certainement : votre ami, le baron de Trenck, n’est plus prisonnier.

— Quel baron de Trenck, Sire ? demanda la jeune fille avec une habile candeur : j’en connais deux, et tous deux sont en prison.

— Oh ! Trenck le Pandoure périra au Spielberg. C’est Trenck le Prussien qui a pris la clef des champs.

— Eh bien, Sire, répondit la Porporina, pour ma part, je vous en rends grâces. Votre Majesté a fait là un acte de justice et de générosité.

— Bien obligé du compliment, Mademoiselle. Qu’en pensez-vous, ma chère sœur ?

— De quoi parlez-vous donc ? dit la princesse. Je ne vous ai pas écouté, mon frère, je commençais à m’endormir.

— Je parle de votre protégé, le beau Trenck, qui s’est enfui de Glatz par-dessus les murs.

— Ah ! Il a bien fait, répondit Amélie avec un grand sang-froid.

— Il a mal fait, reprit sèchement le roi. On allait examiner son affaire, et il eût pu se justifier peut-être des charges qui pèsent sur sa tête. Sa fuite est l’aveu de ses crimes.

— S’il en est ainsi, je l’abandonne, dit Amélie, toujours impassible.

— Mademoiselle Porporina persisterait à le défendre, j’en suis certain, reprit Frédéric ; je vois cela dans ses yeux.

— C’est que je ne puis croire à la trahison, dit-elle.

— Surtout quand le traître est un si beau garçon ? Savez-vous, ma sœur, que mademoiselle Porporina est très-liée avec le baron de Trenck ?

— Grand bien lui fasse ! dit Amélie froidement. Si c’est un homme déshonoré, je lui conseille pourtant de l’oublier. Maintenant, je vous souhaite le bonjour, Mademoiselle, car je me sens très-fatiguée. Je vous prie de vouloir bien revenir dans quelques jours pour m’aider à lire cette partition, elle me paraît fort belle.

— Vous avez donc repris goût à la musique ? dit le roi. J’ai cru que vous l’aviez abandonnée tout à fait.

— Je veux essayer de m’y remettre, et j’espère, mon frère, que vous voudrez bien venir m’aider. On dit que vous avez fait de grands progrès, et maintenant vous me donnerez des leçons.

— Nous en prendrons tous deux de la signora. Je vous l’amènerai.

— C’est cela. Vous me ferez grand plaisir. »

Madame de Kleist reconduisit la Porporina jusqu’à l’antichambre, et celle-ci se trouva bientôt seule dans de longs corridors, ne sachant trop par où se diriger pour sortir du palais, et ne se rappelant guère par où elle avait passé pour venir jusque-là.

La maison du roi étant montée avec la plus stricte économie, pour ne pas dire plus, on rencontrait peu de laquais dans l’intérieur du château. La Porporina n’en trouva pas un seul de qui elle pût se renseigner, et se mit à errer à l’aventure dans ce triste et vaste manoir.

Préoccupée de ce qui venait de se passer, brisée de