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UN HIVER À MAJORQUE.

moins une relation assez poétique de mon voyage, pour donner envie aux touristes de l’entreprendre sur ma parole ; et comme je ne me sentis point dans une disposition d’esprit extatique en ce pays-là, je renonçai à la gloire de ma découverte, et ne la constatai ni sur le granit ni sur le papier.

Si j’avais écrit sous l’influence des chagrins et des contrariétés que j’éprouvais alors, il ne m’eût pas été possible de me vanter de cette découverte ; car chacun, après m’avoir lu, m’eût répondu qu’il n’y avait pas de quoi. Et cependant il y avait de quoi, j’ose le dire aujourd’hui ; car Majorque est pour les peintres un des plus beaux pays de la terre et un des plus ignorés. Là où il n’y a que la beauté pittoresque à décrire, l’expression littéraire est si pauvre et si insuffisante, que je ne songeai même pas à m’en charger. Il faut le crayon et le burin du dessinateur pour révéler les grandeurs et les grâces de la nature aux amateurs de voyages.

Donc, si je secoue aujourd’hui la léthargie de mes souvenirs, c’est parce que j’ai trouvé un de ces derniers matins sur ma table un joli volume intitulé :

Souvenirs d’un Voyage d’art à l’île de Majorque, par J.-B. Laurens.

Ce fut pour moi une véritable joie que de retrouver Majorque avec ses palmiers, ses aloès, ses monuments arabes et ses costumes grecs. Je reconnaissais tous les sites avec leur couleur poétique, et je retrouvais toutes mes impressions effacées déjà, du moins à ce que je croyais. Il n’y avait pas une masure, pas une broussaille, qui ne réveillât en moi un monde de souvenirs, comme on dit aujourd’hui ; et alors je me suis senti, sinon la force de raconter mon voyage, du moins celle de rendre compte de celui de M. Laurens, artiste intelligent, laborieux, plein de rapidité et de conscience dans l’exécution, et auquel il faut certainement restituer l’honneur que je m’attribuais d’avoir découvert l’île de Majorque.

Ce voyage de M. Laurens au fond de la Méditerranée, sur des rives où la mer est parfois aussi peu hospitalière que les habitants, est beaucoup plus méritoire que la promenade de nos deux Anglais au Montanvert. Néanmoins, si la civilisation européenne était arrivée à ce point de supprimer les douaniers et les gendarmes, ces manifestations visibles des méfiances et des antipathies nationales ; si la navigation à la vapeur était organisée directement de chez nous vers ces parages, Majorque ferait bientôt grand tort à la Suisse ; car on pourrait s’y rendre en aussi peu de jours, et on y trouverait certainement des beautés aussi suaves et des grandeurs étranges et sublimes qui fourniraient à la peinture de nouveaux aliments.

Pour aujourd’hui, je ne puis en conscience recommander ce voyage qu’aux artistes robustes de corps et passionnés d’esprit. Un temps viendra sans doute où les amateurs délicats, et jusqu’aux jolies femmes, pourront aller à Palma sans plus de fatigue et de déplaisir qu’à Genève.

Longtemps associé aux travaux artistiques de M. Taylor sur les vieux monuments de la France, M. Laurens, livré maintenant à ses propres forces, a imaginé, l’an dernier, de visiter les Baléares, sur lesquelles il avait eu si peu de renseignements, qu’il confesse avoir éprouvé un grand battement de cœur en touchant ces rives où tant de déceptions l’attendaient peut-être en réponse à ses songes dorés. Mais ce qu’il allait chercher là, il devait le trouver, et toutes ses espérances furent réalisées ; car, je le répète, Majorque est l’Eldorado de la peinture. Tout y est pittoresque, depuis la cabane du paysan, qui a conservé dans ses moindres constructions la tradition du style arabe, jusqu’à l’enfant drapé dans ses guenilles, et triomphant dans sa malpropreté grandiose, comme dit Henri Heine à propos des femmes du marché aux herbes de Vérone. Le caractère du paysage, plus riche en végétation que celui de l’Afrique ne l’est en général, a tout autant de largeur, de calme et de simplicité. C’est la verte Helvétie sous le ciel de la Calabre, avec la solennité et le silence de l’Orient.

En Suisse, le torrent qui roule partout et le nuage qui passe sans cesse donnent aux aspects une mobilité de couleur et pour ainsi dire une continuité de mouvement que la peinture n’est pas toujours heureuse à reproduire. La nature semble s’y jouer de l’artiste. À Majorque, elle semble l’attendre et l’inviter. Là, la végétation affecte des formes altières et bizarres ; mais elle ne déploie pas ce luxe désordonné sous lequel les lignes du paysage suisse disparaissent trop souvent. La cime du rocher dessine ses contours bien arrêtés sur un ciel étincelant, le palmier se penche de lui-même sur les précipices sans que la brise capricieuse dérange la majesté de sa chevelure, et, jusqu’au moindre cactus rabougri au bord du chemin, tout semble poser avec une sorte de vanité pour le plaisir des yeux.

Avant tout, nous donnerons une description très-succincte de la grande Baléare, dans la forme vulgaire d’un article de dictionnaire géographique. Cela n’est point si facile qu’on le suppose, surtout quand on cherche à s’instruire dans le pays même. La prudence de l’Espagnol et la méfiance de l’insulaire y sont poussées si loin, qu’un étranger ne doit adresser à qui que ce soit la question la plus oiseuse du monde, sous peine de passer pour un agent politique. Ce bon M. Laurens, pour s’être permis de croquer un castillo en ruines dont l’aspect lui plaisait, a été fait prisonnier par l’ombrageux gouverneur, qui l’accusait de lever le plan de sa forteresse[1]. Aussi notre voyageur, résolu à compléter son album ailleurs que dans les prisons d’État de Majorque, s’est-il bien gardé de s’enquérir d’autre chose que des sentiers de la montagne et d’interroger d’autres documents que les pierres des ruines. Après avoir passé quatre mois à Majorque, je ne serais pas plus avancé que lui, si je n’eusse consulté le peu de détails qui nous ont été transmis sur ces contrées. Mais là ont recommencé mes incertitudes ; car ces ouvrages, déjà anciens, se contredisent tellement entre eux, et, selon la coutume des voyageurs, se démentent et se dénigrent si superbement les uns les autres, qu’il faut se résoudre à redresser quelques inexactitudes, sauf à en commettre beaucoup d’autres. Voici toutefois mon article de dictionnaire géographique ; et, pour ne pas me départir de mon rôle de voyageur, je commence par déclarer qu’il est incontestablement supérieur à tous ceux qui le précèdent.


II.

Majorque, que M. Laurens appelle Balearis Major, comme les Romains, que le roi des historiens majorquins, le docteur Juan Dameto, dit avoir été plus anciennement appelée Clumba ou Columba, se nomme réellement aujourd’hui par corruption Mallorca, et la capitale ne s’est jamais appelée Majorque, comme il a plu à plusieurs de nos géographes de l’établir, mais Palma.

Cette île est la plus grande et la plus fertile de l’archipel Baléare, vestige d’un continent dont la Méditer-

  1. « La seule chose qui captiva mon attention sur ce rivage fut une masure couleur d’ocre foncé et entourée d’une haie de cactus. C’était le castillo de Soller. À peine avais-je arrêté les lignes de mon dessin, que je vis fondre sur moi quatre individus montrant une mine à faire peur, ou plutôt à faire rire. J’étais coupable de lever, contrairement aux lois du royaume, le plan d’une forteresse. Elle devint à l’instant une prison pour moi.

    « J’étais trop loin d’avoir de l’éloquence dans la langue espagnole pour démontrer à ces gens l’absurdité de leur procédé. Il fallut recourir à la protection du consul français de Soller, et, quel que fût son empressement, je n’en restai pas moins captif pendant trois mortelles heures, gardé par le señor Sei-Dedos, gouverneur du fort, véritable dragon des Hespérides. La tentation me prenait quelquefois de jeter à la mer, du haut de son bastion, ce dragon risible et son accoutrement militaire ; mais sa mine désarmait toujours ma colère. Si j’avais eu le talent de Charlet, j’aurais passé mon temps à étudier mon gouverneur, excellent modèle de caricature. Au reste, je lui pardonnais son dévouement trop aveugle au salut de l’État. Il était bien naturel que ce pauvre homme, n’ayant d’autre distraction que celle de fumer son cigare en regardant la mer, profitât de l’occasion que je lui offrais de varier ses occupations. Je revins donc à Soller, riant de bon cœur d’avoir été pris pour un ennemi de la patrie et de la constitution » (Souvenirs d’un voyage d’art à l’île de Majorque, par J.-B. Laurens.)