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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

de cette humanité que je te demande au nom de l’humanité qui s’agite aussi dans mes entrailles, et que je porte en moi avec plus d’anxiété et peut-être d’amour que toi-même. Un rêve enchanteur te voile ses souffrances, et moi je les touche en frémissant à chaque heure de ma vie. J’ai soif de les apaiser, et, comme un médecin au chevet d’un ami expirant, je la tuerais par imprudence plutôt que de la laisser mourir sans secours. Tu le vois, je suis un homme dangereux, un monstre peut-être, si tu ne fais de moi un saint. Tremble pour l’agonisante, si tu ne mets le remède aux mains de l’enthousiaste ! L’humanité rêve, chante et prie en toi. En moi elle souffre, crie et se lamente. Tu m’as ouvert ton avenir, mais ton avenir est loin, quoi que tu en dises, et il me faudra bien des sueurs pour extraire quelques gouttes de ton dictame sur des blessures qui saignent. Des générations languissent et passent sans lumière et sans action. Moi, l’Humanité souffrante incarnée ; moi, le cri de détresse et la volonté du salut, je veux savoir si mon action sera funeste ou bienfaisante. Tu n’as pas tellement détourné tes yeux du mal que tu ne saches qu’il existe. Où faut-il courir d’abord ? Que faut-il faire demain ? Est-ce par la douceur, est-ce par la violence qu’il faut combattre les ennemis du bien ? Rappelle-toi tes chers Taborites ; ils voyaient une mer de sang et de larmes à franchir avant d’entrer dans le paradis terrestre. Je ne te prends pas pour un devin ; mais je vois en toi une logique puissante, une clarté magnifique à travers tes symboles ; si tu peux prédire à coup sûr l’avenir le plus éloigné, tu peux plus sûrement encore percer l’horizon voilé qui borne l’essor de ma vue. »

Le poëte paraissait en proie à une vive souffrance. La sueur coulait de son front. Il regardait Spartacus tour à tour avec effroi et avec enthousiasme : une lutte terrible l’oppressait. Sa femme, épouvantée, l’entourait de ses bras, et adressait de muets reproches à notre maître par des regards où se peignait cependant une crainte respectueuse. Jamais je n’ai mieux senti la puissance de Spartacus que dans cet instant où il dominait de toute sa volonté fanatique de droiture et de vérité les tortures de ce prophète aux prises avec l’inspiration, la douleur de cette femme suppliante, l’effroi de leurs enfants, et les reproches de son propre cœur. J’étais tremblant moi-même, je le trouvais cruel. Je craignais de voir cette belle âme du poëte se briser dans un dernier effort, et les larmes qui brillaient aux cils noirs de la Consuelo tombaient amères et brûlantes sur mon cœur. Tout à coup Trismégiste se leva, et, repoussant à la fois Spartacus et la Zingara, faisant signe aux enfants de s’éloigner, il nous parut comme transfiguré. Son regard semblait lire dans un livre invisible, vaste comme le monde, écrit en traits de lumière à la voûte du ciel.

Il s’écria :

« Ne suis-je pas l’homme ?… Pourquoi ne dirais-je pas ce que la nature humaine appelle et par conséquent réalisera ?… Oui, je suis l’homme : donc je puis dire ce que veut l’homme, et ce qu’il causera. Celui qui voit le nuage s’amonceler peut prédire la foudre et l’ouragan. Moi, je sais ce que j’ai dans mon âme et ce qui en sortira. Je suis l’homme, et je suis en rapport avec l’humanité de mon temps. J’ai vu l’Europe, et je sais les orages qui grondent dans son sein… Amis, nos rêves ne sont pas des rêves : j’en jure par la nature humaine ! Ces rêves ne sont des rêves que par rapport à la forme actuelle du monde. Mais qui a l’initiative, de l’esprit ou de la matière ? L’Évangile dit : l’Esprit souffle où il veut. L’Esprit soufflera, et changera la face du monde. Il est dit dans la Genèse que l’Esprit soufflait sur les eaux quand tout était chaos et ténèbres. Or la création est éternelle. Créons donc, c’est-à-dire obéissons au souffle de l’Esprit. Je vois les ténèbres et le chaos ! pourquoi resterions-nous ténèbres ? Veni, creator Spiritus ! »

Il s’interrompit, et reprit ainsi :

« Est-ce Louis xv qui peut lutter contre toi, Spartacus ?… Frédéric, le disciple de Voltaire, n’est pas si puissant que son maître… Et si je comparais Marie-Thérèse à ma Consuelo… Mais quel blasphème ! »

Il s’interrompit encore :

« Allons, Zdenko ! toi, mon fils, toi le descendant des Podiebrad, et qui portes le nom d’un esclave, prépare-toi à nous soutenir. Tu es l’homme nouveau : quel parti prendras-tu ? Seras-tu avec ton père et ta mère, ou avec les tyrans du monde ? En toi est la force, génération nouvelle : confirmeras-tu l’esclavage ou la liberté ? Fils de Consuelo, fils de la Bohémienne, filleul de l’esclave, j’espère que tu seras avec la Bohémienne et l’esclave. Sans cela, moi, né des rois, je te renie. »

Il ajouta :

« Celui qui oserait dire que l’essence divine, qui est beauté, bonté, puissance, ne se réalisera pas sur la terre, celui-là est Satan. »

Il ajouta encore :

« Celui qui oserait dire que l’essence humaine créée à l’image de Dieu, comme dit la Bible, et qui est sensation, sentiment, connaissance, ne se réalisera pas sur la terre, celui-là est Caïn. »

Il resta quelque temps muet, et reprit ainsi :

« Ta forte volonté, Spartacus, a fait l’effet d’une conjuration… Que ces rois sont faibles sur leur trône !… Ils se croient puissants, parce que tout plie devant eux… Ils ne voient pas ce qui menace… Ah ! vous avez renversé les nobles et leurs hommes d’armes, les évêques et leur clergé ; et vous vous croyez bien forts !… Mais ce que vous avez renversé était votre force ; ce ne sont pas vos maîtresses, vos courtisans, ni vos abbés, qui vous défendront, pauvres monarques, vains fantômes… Cours en France, Spartacus ! la France bientôt va détruire… Elle a besoin de toi… Cours, te dis-je, hâte-toi, si tu veux prendre part à l’œuvre… C’est la France qui est la prédestinée des nations. Joins-toi, mon fils, aux aînés de l’espèce humaine… J’entends retentir sur la France cette voix d’Isaïe : « Lève-toi, sois illuminée ; car ta lumière est venue, et la gloire de l’Éternel est descendue sur toi ; et les nations marcheront à ta lumière. » Les Taborites chantaient cela du Tabor : aujourd’hui le Tabor, c’est la France ! »

Il se tut quelque temps. Sa physionomie avait pris l’expression du bonheur.

« Je suis heureux, s’écria-t-il ; gloire à Dieu !… Gloire à Dieu dans le ciel, comme dit l’Évangile, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté !… Ce sont les anges qui chantent cela ; je me sens comme les anges, et je chanterais avec eux… Qu’est-il donc arrivé ?… Je suis toujours au milieu de vous, mes amis, je suis toujours avec toi, ô mon Ève, ô ma Consuelo ! voilà mes enfants, les âmes de mon âme. Mais nous ne sommes plus dans les monts de la Bohême, sur les débris du château de mes pères. Il me semble que je respire la lumière, et que je jouis de l’éternité… Qui donc d’entre vous disait tout à l’heure : Oh ! que la vie est belle, que la nature est belle, que l’humanité est belle ! Mais il ajoutait : les tyrans ont gâté tout cela… Des tyrans ! il n’y en a plus. L’homme est égal à l’homme. La nature humaine est comprise, reconnue, sanctifiée. L’homme est libre, égal et frère. Il n’y a plus d’autre définition de l’homme. Plus de maîtres, plus d’esclaves… Entendez-vous ce cri : Vive la république ! Entendez-vous cette foule innombrable qui proclame la liberté, la fraternité, l’égalité… Ah ! c’était la formule qui, dans nos mystères, était prononcée à voix basse, et que les adeptes des hauts grades se communiquaient seuls les uns aux autres. Il n’y a donc plus lieu au secret. Les sacrements sont pour tout le monde. La coupe à tout le monde ! comme disaient nos pères les Hussites. »

Mais tout à coup, hélas ! il se prit à pleurer à chaudes larmes :

« Je savais bien que la doctrine n’était pas assez avancée !… Pas assez d’hommes la portaient dans leur cœur, ou la comprenaient dans leur esprit !…

« Quelle horreur ! continua-t-il. La guerre partout ! et quelle guerre ! »

Il pleura longtemps. Nous ne savions quelles visions se pressaient devant ses yeux. Il nous sembla qu’il revoyait la guerre des Hussites. Toutes ses facultés