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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

Alors Trismégiste entra dans une sorte de transport divin ; ses yeux rayonnaient comme des astres, et sa voix nous pliait comme l’ouragan. Pendant plus de quatre heures il parla, et sa parole était belle et pure comme un chant sacré. Il composa, avec l’œuvre religieuse, politique et artistique de tous les siècles, le plus magnifique poëme qui se puisse concevoir. Il interpréta toutes les religions du passé, tous les mystères des temples, des poëmes et des législations ; tous les efforts, toutes les tendances, tous les travaux de l’humanité antérieure. Dans les choses qui nous avaient toujours semblé mortes ou condamnées, il retrouva les éléments de la vie, et, des ténèbres de la Fable même, il fit jaillir les éclairs de la vérité. Il expliqua les mythes antiques ; il établit, dans sa démonstration lucide et ingénieuse, tous les liens, tous les points de contact des religions entre elles. Il nous montra les véritables besoins de l’humanité plus ou moins compris par les législateurs, plus ou moins réalisés par les peuples. Il reconstitua à nos yeux l’unité de la vie dans l’humanité, et l’unité de dogme dans la religion ; et de tous les matériaux épars dans le monde ancien et nouveau, il forma les bases de son monde futur. Enfin il fit disparaître les solutions de continuité qui nous avaient arrêtés si longtemps dans nos études. Il combla les abîmes de l’histoire qui nous avaient tant épouvantés. Il déroula en une seule spirale infinie ces milliers de bandelettes sacrées qui enveloppaient la momie de la science. Et quand nous eûmes compris avec la rapidité de l’éclair ce qu’il nous enseignait avec la rapidité de la foudre ; quand nous eûmes saisi l’ensemble de sa vision, et que le passé, père du présent, se dressa devant nous comme l’homme lumineux de l’Apocalypse, il s’arrêta et nous dit avec un sourire :

« Maintenant vous comprenez le passé et le présent ; ai-je besoin de vous faire connaître l’avenir ? L’Esprit saint ne brille-t-il pas devant vos yeux ? Ne voyez-vous pas que tout ce que l’homme a rêvé et désiré de sublime est possible et certain dans l’avenir, par cette seule raison que la vérité est éternelle et absolue, en dépit de la faiblesse de nos organes pour la concevoir et la posséder ? Et cependant nous la possédons tous par l’espérance et le désir : elle vit en nous, elle existe de tout temps dans l’humanité à l’état de germe qui attend la fécondation suprême. Je vous le dis en vérité, nous gravitons vers l’idéal, et cette gravitation est infinie comme l’idéal lui-même. »

Il parla encore ; et son poëme de l’avenir fut aussi magnifique que celui du passé. Je n’essaierai pas de vous le traduire ici : je le gâterais, et il faut être soi-même sous le feu de l’inspiration pour transmettre ce que l’inspiration a émis. Il me faudra peut-être deux ou trois ans de méditation pour écrire dignement ce que Trismégiste nous en a dit en deux ou trois heures. L’œuvre de la vie de Socrate a été l’œuvre de la vie de Platon, et celle de Jésus a été celle de dix-sept siècles. Vous voyez que moi, malheureux et indigne, je dois frémir à l’idée de ma tâche. Je n’y renonce cependant pas. Le maître ne s’embarrasse point de cette transcription, telle que je veux la faire. Homme d’action, il a déjà rédigé un code qui résume, à son point de vue, toute la doctrine de Trismégiste avec autant de netteté et de précision que s’il l’eût commentée et approfondie lui-même toute sa vie. Il s’est assimilé, comme par un contact électrique, toute l’intelligence, toute l’âme du philosophe. Il la possède, il en est maître ; il s’en servira en homme politique : il sera la traduction vivante et immédiate, au lieu de la lettre tardive et morte que je médite. Et avant que j’aie fait mon œuvre, il aura transmis la doctrine à son école. Oui, peut-être avant deux ans, la parole étrange et mystérieuse qui vient de s’élever dans ce désert aura jeté ses racines parmi de nombreux adeptes ; et nous verrons ce vaste monde souterrain des sociétés secrètes, qui s’agite aujourd’hui dans les ténèbres, se réunir sous une seule doctrine, recevoir une législation nouvelle, et retrouver son action en s’initiant à la parole de vie. Nous vous l’apportons, ce monument tant désiré, qui confirme les prévisions de Spartacus, qui sanctionne les vérités déjà conquises par lui, et qui agrandit son horizon de toute la puissance d’une foi inspirée. Pendant que Trismégiste parlait, et que j’écoutais, avide et tremblant de perdre un son de cette parole, qui me faisait l’effet d’une musique sacrée, Spartacus, maître de lui-même dans son exaltation, l’œil en feu, mais la main ferme, et l’esprit plus ouvert encore que l’oreille, traçait rapidement sur ses tablettes des signes et des figures, comme si la conception métaphysique de cette doctrine se fût présentée à lui sous des formes de géométrie. Quand, le soir même, il s’est reporté à ces notes bizarres, qui ne m’offraient aucun sens, j’ai été surpris de le voir s’en servir pour écrire et mettre en ordre, avec une incroyable précision, les déductions de la logique poétique du philosophe. Tout s’était simplifié et résumé, comme par magie, dans ce mystérieux alambic de l’intelligence pratique de notre maître.[1]

Cependant il n’était pas encore satisfait. L’inspiration semblait abandonner Trismégiste. Ses yeux perdaient leur éclat, son corps semblait s’affaisser, et la Zingara nous faisait signe de ne pas l’interroger davantage. Mais, ardent à la poursuite de la vérité, Spartacus ne l’écoutait plus, et pressait le poëte de questions impérieuses.

« Tu m’as peint le royaume de Dieu sur la terre, lui disait-il en secouant sa main refroidie ; mais Jésus a dit : « Mon royaume n’est pas encore de ce temps-ci ; » il y a dix-sept siècles que l’humanité attend en vain la réalisation de ses promesses. Je ne me suis pas élevé à la même hauteur que toi dans la contemplation de l’éternité. Le temps te présente comme à Dieu même, le spectacle ou l’idée d’une activité permanente, dont toutes les phases répondent à toute heure à ton sentiment exalté. Quant à moi, je vis plus près de la terre ; je compte les siècles et les années. Je veux lire dans ma propre vie. Dis-moi, prophète, ce que j’ai à faire dans cette phase où tu me vois, ce que ta parole aura produit en moi, et ce qu’elle produira par moi dans le siècle qui s’élève. Je ne veux pas y avoir passé en vain.

— Que t’importe ce que j’en puis savoir ? répondit le poëte ; nul ne vit en vain ; rien n’est perdu. Aucun de nous n’est inutile. Laisse-moi détourner mes regards de ce détail, qui attriste le cœur et rétrécit l’esprit. La fatigue m’accable d’y avoir songé un instant.

— Révélateur, tu n’as pas le droit de céder à cet accablement, reprenait Spartacus avec énergie, en s’efforçant de communiquer le feu de son regard au regard vague et déjà rêveur du poëte. Si tu détournes ta vue du spectacle des misères humaines, tu n’es pas l’homme véritable, l’homme complet dont un ancien a dit : Homo sum et nihil humani a me alienum puto. Non, tu n’aimes pas les hommes, tu n’es pas leur frère, si tu ne t’intéresses pas aux maux qu’ils souffrent à chaque heure de l’éternité, et si tu n’en cherches pas le remède à la hâte dans l’application de ton idéal. Ô malheureux artiste ! qui ne sent pas une fièvre dévorante le consumer dans cette recherche terrible et délicieuse !

— Que me demandes-tu donc ? reprit le poëte ému et presque irrité à son tour. As-tu donc l’orgueil d’être le seul ouvrier, et penses-tu que je m’attribue l’honneur d’être le seul inspirateur ? Je ne suis point un devin ; je méprise les faux prophètes, je me suis assez longtemps débattu contre eux. Mes prédictions, à moi, sont des raisonnements ; mes visions sont des perceptions élevées à leur plus haute puissance. Le poëte est autre chose que le sorcier. Il rêve à coup sûr, tandis que l’autre invente au hasard. Je crois à ton action, parce que je sens le contact de ta puissance ; je crois à la sublimité de mes songes, parce que je me sens capable de les produire, et que l’humanité est assez grande, assez généreuse, pour réaliser au centuple et en masse ce qu’un de ses membres a su concevoir isolé.

— Eh bien, reprit Spartacus, ce sont les destinées

  1. On sait que Weishaupt, éminemment organisateur, se servait de signes matériels pour résumer son système, et qu’il envoyait à ses disciples éloignés toute sa théorie représentée par des cercles et des lignes sur un petit carré de papier.