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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

m’arracher de leurs chaînes et de vivre libre ?… Mais après une phase de stoïcisme solitaire, j’ai vu qu’être libre seul, ce n’est pas être libre. L’homme ne peut pas vivre seul. L’homme a l’homme pour objet ; il ne peut pas vivre sans son objet nécessaire. Et je me suis dit : Je suis encore esclave, délivrons mes frères… Et j’ai trouvé de nobles cœurs qui se sont associés à moi… et mes amis m’appellent Spartacus.

— Je t’avais bien dit que tu ne ferais que détruire ! répondit le vieillard. Spartacus fut un esclave révolté. Mais n’importe, encore une fois. Organise pour détruire. Qu’une société secrète se forme à ta voix pour détruire la forme actuelle de la grande iniquité. Mais si tu la veux forte, efficace, puissante, mets le plus que tu pourras de principes vivants, éternels, dans cette société destinée à détruire afin d’abord qu’elle détruise (car pour détruire, il faut être, toute vie est positive), et ensuite pour que de l’œuvre de destruction renaisse un jour ce qui doit renaître.

— Je t’entends, tu bornes beaucoup ma mission. N’importe : petite ou grande, je l’accepte.

— Tout ce qui est dans les conseils de Dieu est grand. Sache une chose qui doit être la règle de ton âme. Rien ne se perd. Ton nom et la forme de tes œuvres disparaîtraient, tu travaillerais sans nom comme moi, que ton œuvre ne serait pas perdue. La balance divine est la mathématique même ; et dans le creuset du divin chimiste, tous les atomes sont comptés à leur exacte valeur.

— Puisque tu approuves mes desseins, enseigne-moi donc, et ouvre-moi la route. Que faut-il faire ? Comment faut-il agir sur les hommes ? Est-ce surtout par l’imagination qu’il faut les prendre ? Faut-il profiter de leur faiblesse et de leur penchant pour le merveilleux ? Tu as vu toi-même qu’on peut faire du bien avec le merveilleux !…

— Oui, mais j’ai vu aussi tout le mal qu’on peut faire. Si tu savais bien la doctrine, tu saurais à quelle époque de l’humanité nous vivons, et tu conformerais tes moyens d’action à ton temps.

— Enseigne-moi donc la doctrine, enseigne-moi la méthode pour agir, enseigne-moi la certitude.

— Tu demandes la méthode et la certitude à un artiste, à un homme que les hommes ont accusé de folie, et persécuté sous ce prétexte ! Il semble que tu t’adresses mal ; va demander cela aux philosophes, aux savants.

— C’est à toi que je m’adresse. Eux, je sais ce que vaut leur science.

— Eh bien, puisque tu insistes, je te dirai que la méthode est identique avec la doctrine même, parce qu’elle est identique avec la vérité suprême révélée dans la doctrine. Et, en y pensant, tu comprendras qu’il ne peut en être autrement. Tout se réduit donc à la connaissance de la doctrine. »

Spartacus réfléchit, et après un moment de silence :

« Je voudrais entendre de ta bouche la formule suprême de la doctrine.

— Tu l’entendras, non pas de ma bouche, mais de celle de Pythagore, écho lui-même de tous les sages : Ô divine Tétrade ! Voilà la formule. C’est celle que, sous toutes sortes d’images, de symboles et d’emblèmes, l’Humanité a proclamée par la voix des grandes religions, quand elle n’a pu la saisir d’une façon purement spirituelle, sans incarnation, sans idolâtrie, telle qu’il a été donné aux révélateurs de se la révéler à eux-mêmes.

— Parle, parle. Et pour te faire comprendre, rappelle-moi quelques-uns de ces emblèmes. Ensuite tu prendras le langage austère de l’absolu.

— Je ne puis séparer, comme tu le voudrais, ces deux choses, la religion en elle-même, dans son essence, et la religion manifestée. Il est de la nature humaine, à notre époque, de voir les deux ensemble. Nous jugeons le passé, et, sans y vivre, nous trouvons en lui la confirmation de nos idées. Mais je vais me faire entendre. Voyons, parlons d’abord de Dieu. La formule s’applique-t-elle à Dieu, à l’essence infinie ? Ce serait un crime qu’elle ne s’appliquât pas à celui dont elle découle. As-tu réfléchi sur la nature de Dieu ? Sans doute ; car je sens que tu portes le Ciel, le vrai Ciel, dans ton cœur. Eh bien, qu’est-ce que Dieu ?

— C’est l’Être, c’est l’Être absolu. Sum qui sum, dit le grand livre, la Bible.

— Oui, mais ne savons-nous rien de plus sur sa nature ? Dieu n’a-t-il pas révélé à l’Humanité quelque chose de plus ?

— Les chrétiens disent que Dieu est trois personnes en un, le Père, le Fils, l’Esprit.

— Et que disent les traditions des anciennes sociétés secrètes que tu as consultées ?

— Elles disent la même chose.

— Ce rapport ne t’a-t-il pas frappé ? Religion officielle et triomphante, religion secrète et proscrite, s’accordent sur la nature de Dieu. Je pourrais te parler des cultes antérieurs au Christianisme : tu trouverais, cachée dans leur théologie, la même vérité. L’Inde, l’Égypte, la Grèce, ont connu le Dieu un en trois personnes ; mais nous reviendrons sur ce point. Ce que je veux te faire comprendre maintenant, c’est la formule dans toute son extension, sous toutes ses faces, pour arriver à ce qui t’intéresse, la méthode, l’organisation, la politique. Je continue. De Dieu, passons à l’homme. Qu’est-ce que l’homme ?

— Après une question difficile, tu m’en poses une qui ne l’est guère moins. L’oracle de Delphes avait déclaré que toute sagesse consistait dans la réponse à cette question : Homme, connais-toi toi-même.

— Et l’oracle avait raison. C’est de la nature humaine bien comprise que sort toute sagesse, comme toute morale, toute organisation, toute vraie politique. Permets donc que je te répète ma question. Qu’est-ce que l’homme ?

— L’homme est une émanation de Dieu…

— Sans doute, comme tous les êtres qui vivent, puisque Dieu seul est l’Être, l’Être absolu. Mais tu ne ressembles pas, je l’espère, aux philosophes que j’ai vus en Angleterre, en France, et aussi en Allemagne, à la cour de Frédéric. Tu ne ressembles pas à ce Locke, dont on parle tant aujourd’hui sur la foi de son vulgarisateur Voltaire, tu ne ressembles pas à M. Helvétius, avec qui je me suis souvent entretenu, ni à Lamettrie dont la hardiesse matérialiste plaisait tant à la cour de Berlin. Tu ne dis pas, comme eux, que l’homme n’a rien de particulier qui le différencie des animaux, des arbres, des pierres. Dieu, sans doute, fait vivre toute la nature, comme il fait vivre l’homme ; mais il y a de l’ordre dans sa théodicée. Il y a des distinctions dans sa pensée, et par conséquent dans ses œuvres, qui sont sa pensée réalisée. Lis le grand livre qu’on appelle la Genèse, ce livre que le vulgaire regarde avec raison comme sacré, sans le comprendre : tu y verras que c’est par la lumière divine établissant la distinction des êtres que se fait l’éternelle création : fiat lux, et facta est lux. Tu y verras aussi que chaque être ayant un nom dans la pensée divine est une espèce : creavit cuncta juxta genus suum et secundum speciem suam. Quelle est donc la formule particulière de l’homme ?

— Je t’entends. Tu veux que je te donne une formule de l’homme analogue à celle de Dieu. La Trinité divine doit se retrouver dans toutes les œuvres de Dieu ; chaque œuvre de Dieu doit refléter la nature divine, mais d’une manière spéciale ; chacune, en un mot, suivant son espèce.

— Assurément. La formule de l’homme, je vais te la dire. Il se passera encore longtemps avant que les philosophes, divisés aujourd’hui dans leurs manières de voir, se réunissent pour la comprendre. Cependant il y en a un qui l’a comprise, il y a déjà bien des années. Celui-là est plus grand que les autres, bien qu’il soit infiniment moins célèbre pour le vulgaire. Tandis que l’école de Descartes se perd dans la raison pure, faisant de l’homme une machine à raisonnement, à syllogismes, un instrument de logique ; tandis que Locke et son école se perdent dans la sensation, faisant de l’homme une sensitive ; tandis que d’autres, tels que j’en pourrais