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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

comme si elle eût redouté quelque danger ou quelque émotion pénible. Rien ne troubla cependant la placidité de l’artiste. Il s’assit sur une grande pierre qui domine une colline aride. Il y a quelque chose d’effrayant dans cet endroit. Les rocs s’y entassent en désordre, et y brisent continuellement les arbres sous leur chute. Ceux de ces arbres qui ont résisté ont leurs racines hors du sol, et semblent s’accrocher par ces membres noueux à la roche qu’ils menacent d’entraîner. Un silence de mort règne sur ce chaos. Les pâtres et les bûcherons s’en éloignent avec terreur, et la terre y est labourée par les sangliers. Le sable y porte les traces du loup et du chamois, comme si les animaux sauvages étaient assurés d’y trouver un refuge contre l’homme. Albert rêva longtemps sur cette pierre, puis il reporta ses regards sur ses enfants qui jouaient à ses pieds, et sur sa femme qui, debout devant lui, cherchait à lire à travers son front. Tout à coup il se leva, se mit à genoux devant elle, et réunissant ses enfants d’un geste :

« Prosternez-vous devant votre mère, leur dit-il avec une émotion profonde, car c’est la consolation envoyée du ciel aux hommes infortunés ; c’est la paix du Seigneur promise aux hommes de bonne intention ! »

Les enfants s’agenouillèrent autour de la Zingara, et pleurèrent en la couvrant de caresses. Elle pleura aussi en les pressant sur son sein, et, les forçant de se retourner, elle leur fit rendre le même hommage à leur père. Spartacus et moi, nous nous étions prosternés avec eux.

Quand la Zingara eut parlé, le maître reporta son hommage vers Trismégiste, et saisit ce moment pour l’interpeller avec éloquence, pour lui demander la lumière, en lui racontant tout ce qu’il avait étudié, tout ce qu’il avait médité et souffert pour la recevoir. Pour moi, je restai comme enchanté aux pieds de la Zingara. Je ne sais si j’oserais vous dire ce qui se passait en moi. Cette femme pourrait être ma mère, sans doute ; eh bien, je ne sais quel charme émane d’elle encore. Malgré le respect que j’ai pour son époux, malgré la terreur dont la seule idée de l’oublier m’eût pénétré en cet instant, je sentais mon âme tout entière s’élancer vers elle avec un enthousiasme que ni l’éclat de la jeunesse ni le prestige du luxe ne m’ont jamais inspiré. Ô puissé-je rencontrer une femme semblable à cette Zingara pour lui consacrer ma vie ! Mais je ne l’espère pas, et maintenant que je ne la reverrai plus, il y a au fond de mon cœur une sorte de désespoir, comme s’il m’eût été révélé qu’il n’y a pas pour moi une autre femme à aimer sur la terre.

La Zingara ne me voyait seulement pas. Elle écoutait Spartacus, elle était frappée de son langage ardent et sincère. Trismégiste en fut pénétré aussi. Il lui serra la main, et le fit asseoir sur la pierre du Schreckenstein auprès de lui.

« Jeune homme, lui dit-il, tu viens de réveiller en moi tous les souvenirs de ma vie. J’ai cru m’entendre parler moi-même à l’âge que tu as maintenant, lorsque je demandais ardemment la science de la vertu à des hommes mûris par l’âge et l’expérience. J’étais décidé à ne te rien dire. Je me méfiais, non de ton intelligence ni de ta probité, mais de la naïveté et de la flamme de ton cœur. Je ne me sentais pas capable d’ailleurs de retranscrire, dans une langue que j’ai parlée autrefois, les pensées que je me suis habitué depuis à manifester par la poésie de l’art, par le sentiment. Ta foi a vaincu, elle a fait un miracle, et je sens que je dois te parler. Oui, ajouta-t-il après l’avoir examiné en silence pendant un instant, qui nous parut un siècle, car nous tremblions de voir cette inspiration lui échapper ; oui, je te reconnais maintenant ! Je me souviens de toi ; je t’ai vu, je t’ai aimé, j’ai travaillé avec toi dans quelque autre phase de ma vie antérieure. Ton nom était grand parmi les hommes, mais je ne l’ai pas retenu ; je me rappelle seulement ton regard, ta parole, et cette âme dont la mienne ne s’est détachée qu’avec effort. Je lis mieux dans l’avenir que dans le passé maintenant, et les siècles futurs m’apparaissent souvent, aussi étincelants de lumière que les jours qui me restent à vivre sous cette forme d’aujourd’hui. Eh bien, je te le dis, tu seras grand encore dans ce siècle-ci, et tu feras de grandes choses. Tu seras blâmé, accusé, calomnié, haï, flétri, persécuté, exilé… Mais ton idée te survivra sous d’autres formes, et tu auras agité les choses présentes avec un plan formidable, des conceptions immenses que le monde n’oubliera pas, et qui porteront peut-être les derniers coups au despotisme social et religieux. Oui, tu as raison de chercher ton action dans la société. Tu obéis à ta destinée, c’est-à-dire à ton inspiration. Ceci m’éclaire. Ce que j’ai senti en t’écoutant, ce que tu as su me communiquer de ton espérance est une grande preuve de la réalité de ta mission. Marche donc, agis et travaille. Le ciel t’a fait organisateur de destruction : détruis et dissous, voilà ton œuvre. Il faut de la foi pour abattre comme pour élever. Moi, je m’étais éloigné volontairement des voies où tu t’élances : je les avais jugées mauvaises. Elles ne l’étaient sans doute qu’accidentellement. Si de vrais serviteurs de la cause se sentent appelés à les tenter encore, c’est qu’elles sont redevenues praticables. Je croyais qu’il n’y avait plus rien à espérer de la société officielle, et qu’on ne pouvait la réformer en y restant. Je me suis placé en dehors d’elle, et, désespérant de voir le salut descendre sur le peuple du faîte de cette corruption, j’ai consacré les dernières années de ma force à agir directement sur le peuple. Je me suis adressé aux pauvres, aux faibles, aux opprimés, et je leur ai apporté ma prédication sous la forme de l’art et de la poésie, qu’ils comprennent parce qu’ils l’aiment. Il est possible que je me sois trop méfié des bons instincts qui palpitent encore chez les hommes de la science et du pouvoir. Je ne les connais plus depuis que, dégoûté de leur scepticisme impie et de leur superstition plus impie encore, je me suis éloigné d’eux avec dégoût pour chercher les simples de cœur. Il est probable qu’ils ont dû changer, se corriger et s’instruire. Que dis-je ? il est certain que ce monde a marché, qu’il s’est épuré, et qu’il a grandi depuis quinze ans ; car toute chose humaine gravite sans cesse vers la lumière, et tout s’enchaîne, le bien et le mal, pour s’élancer vers l’idéal divin. Tu veux t’adresser au monde des savants, des patriciens et des riches ; tu veux niveler par la persuasion : tu veux séduire, même les rois, les princes et les prélats, par les charmes de la vérité. Tu sens bouillonner en toi cette confiance et cette force qui surmontent tous les obstacles, et rajeunissent tout ce qui est vieux et usé. Obéis, obéis au souffle de l’esprit ! continue et agrandis notre œuvre ; ramasse nos armes éparses sur le champ de bataille où nous avons été vaincus. »

Alors s’engagea entre Spartacus et le divin vieillard un entretien que je n’oublierai de ma vie. Car il se passa là une chose merveilleuse. Ce Rudolstadt, qui n’avait d’abord voulu nous parler qu’avec les sons de la musique, comme autrefois Orphée, cet artiste qui nous disait avoir depuis longtemps abandonné la logique et la raison pure pour le pur sentiment, cet homme que des juges infâmes ont appelé un insensé et qui a accepté de passer pour tel, faisant comme un effort sublime par charité et amour divin, devint tout à coup le plus raisonnable des philosophes, au point de nous guider dans la voie de la vraie méthode et de la certitude. Spartacus, de son côté, laissait voir toute l’ardeur de son âme. L’un était l’homme complet, en qui toutes les facultés sont à l’unisson ; l’autre était comme un néophyte plein d’enthousiasme. Je me rappelai l’Évangile, où il est dit que Jésus s’entretint sur la montagne avec Moïse et les Prophètes.

« Oui, disait Spartacus, je me sens une mission. Je me suis approché de ceux qui gouvernent la terre, et j’ai été frappé de leur stupidité, de leur ignorance, et de leur dureté de cœur. Oh ! que la Vie est belle, que la Nature est belle, que l’Humanité est belle ! Mais que font-ils de la Vie, de la Nature, et de l’Humanité !… Et j’ai pleuré longtemps en voyant et moi, et les hommes mes frères, et toute l’œuvre divine, esclaves de pareils misérables !… Et quand j’ai eu longtemps gémi comme une faible femme, je me suis dit : Qui m’empêche de