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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

seuil de la chaumière, après avoir veillé d’un air paternel à ce que l’on garnît la gibecière de son filleul du déjeuner de la famille. Puis la Zingara nous fit signe de suivre, et nous quittâmes le village sur les traces de nos musiciens ambulants. Nous avions le revers du ravin à monter. Le maître et moi prîmes chacun une des petites filles dans nos bras, et ce fut pour nous une occasion d’aborder Trismégiste, qui, jusque-là, n’avait pas semblé s’apercevoir de notre présence.



Allons, Zdenko, je m’en vais… (Page 171.

« Vous me voyez un peu rêveur, me dit-il. Il m’en coûte de tromper ces amis que nous quittons, et ce vieillard que j’aime et qui nous cherchera demain par tous les sentiers de la forêt. Mais Consuelo l’a voulu ainsi, ajouta-t-il en nous désignant sa femme. Elle croit qu’il y a du danger pour nous à rester plus longtemps ici. Moi, je ne puis me persuader que nous fassions désormais peur ou envie à personne. Qui comprendrait notre bonheur ? Mais elle assure que nous attirons le même danger sur la tête de nos amis, et, bien que je ne sache pas comment, je cède à cette considération. D’ailleurs, sa volonté a toujours été ma volonté, comme la mienne a toujours été la sienne. Nous ne rentrerons pas ce soir au hameau. Si vous êtes nos amis comme vous en avez l’air, vous y retournerez à la nuit, quand vous vous serez assez promenés, et vous leur expliquerez cela. Nous ne leur avons pas fait d’adieux pour ne pas les affliger, mais vous leur direz que nous reviendrons. Quant à Zdenko, vous n’avez qu’à lui dire demain, ses prévisions ne vont pas au-delà. Tous les jours, toute la vie, c’est pour lui demain. Il a dépouillé l’erreur des notions humaines. Il a les yeux ouverts sur l’éternité, dans le mystère de laquelle il est prêt à s’absorber pour y prendre la jeunesse de la vie. Zdenko est un sage, l’homme le plus sage que j’aie jamais connu. »

L’espèce d’égarement de Trismégiste produisait sur sa femme et sur ses enfants un effet digne de remarque. Loin d’en rougir devant nous, loin d’en souffrir pour eux-mêmes, ils écoutaient chacune de ses paroles avec respect, et il semblait qu’ils trouvassent dans ses oracles la force de s’élever au-dessus de la vie présente et d’eux-mêmes. Je crois qu’on eût bien étonné et bien indigné ce noble adolescent qui épiait avidement chaque pensée de son père, si on lui eût dit que c’étaient les pensées d’un fou. Trismégiste parlait rarement, et nous