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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

— Des mystères ? Oui, je suis venu de bien loin pour t’interroger et m’instruire auprès de toi.

— Écoute donc ! dit l’inconnu en faisant asseoir sur une tombe le vieillard qui lui obéissait avec la confiance d’un petit enfant. Ce lieu-ci m’inspire particulièrement, et c’est ici qu’aux derniers feux du soleil et aux premières blancheurs de la lune, je veux élever ton âme à la connaissance des plus sublimes vérités. »

Nous palpitions de joie à l’idée d’avoir trouvé enfin, après deux années de recherches et de perquisitions, ce mage de notre religion, ce philosophe à la fois métaphysicien et organisateur qui devait nous confier le fil d’Ariane et nous faire retrouver l’issue du labyrinthe des idées et des choses passées. Mais l’inconnu, saisissant son violon, se mit à en jouer avec verve. Son vigoureux archet faisait frémir les plantes comme le vent du soir, et résonner les ruines comme la voix humaine. Son chant avait un caractère particulier d’enthousiasme religieux, de simplicité antique et de chaleur entraînante. Les motifs étaient d’une ampleur majestueuse dans leur brièveté énergique. Rien, dans ces chants inconnus, n’annonçait la langueur et la rêverie. C’étaient comme des hymnes guerriers, et ils faisaient passer devant nos yeux des armées triomphantes, portant des bannières, des palmes et les signes mystérieux d’une religion nouvelle. Je voyais l’immensité des peuples réunis sous un même étendard ; aucun tumulte dans les rangs, une fièvre sans délire, un élan impétueux sans colère, l’activité humaine dans toute sa splendeur, la victoire dans toute sa clémence, et la foi dans toute son expansion sublime.

« Cela est magnifique ! m’écriai-je quand il eut joué avec feu cinq ou six de ces chants admirables. C’est le Te Deum de l’Humanité rajeunie et réconciliée, remerciant le Dieu de toutes les religions, la lumière de tous les hommes.

— Tu m’as compris, enfant ! dit le musicien en essuyant la sueur et les larmes qui baignaient son visage ; et tu vois que le temps n’a qu’une voix pour proclamer la vérité. Regarde ce vieillard, il a compris aussi bien que toi, et le voilà rajeuni de trente années. »

Nous regardâmes le vieillard auquel nous ne songions déjà plus. Il était debout, il marchait avec aisance, et frappait la terre de son pied en mesure, comme s’il eût voulu s’élancer et bondir comme un jeune homme. La musique avait fait en lui un miracle ; il descendit avec nous la colline sans vouloir s’appuyer sur aucun de nous. Quand sa marche se ralentissait, le musicien lui disait :

« Zdenko, veux-tu que je te joue encore la marche de Procope le Grand, ou la bénédiction du drapeau des Orébites ? »

Mais le vieillard lui faisait signe qu’il avait encore de la force, comme s’il eût craint d’abuser d’un remède céleste et d’user l’inspiration de son ami.

Nous nous dirigions vers le hameau que nous avions laissé sur la droite au fond de la vallée, lorsque nous avions pris le chemin des ruines. Chemin faisant, Spartacus interrogea l’inconnu.

« Tu nous as fait entendre des mélodies incomparables, lui dit-il, et j’ai compris que, par ce brillant prélude, tu voulais disposer nos sens à l’enthousiasme qui te déborde, tu voulais t’exalter toi-même, comme les pythonisses et les prophètes, pour arriver à prononcer tes oracles, armé de toute la puissance de l’inspiration, et tout rempli de l’esprit du Seigneur. Parle donc maintenant. L’air est calme, le sentier est facile, la lune éclaire nos pas. La nature entière semble plongée dans le recueillement pour t’écouter, et nos cœurs appellent tes révélations. Notre vaine science, notre orgueilleuse raison, s’humilieront sous ta parole brûlante. Parle, le moment est venu. »

Mais l’inconnu refusa de s’expliquer.

« Que te dirais-je que je ne t’aie dit tout à l’heure dans une langue plus belle ? Est-ce ma faute si tu ne m’as pas compris ? Tu crois que j’ai voulu parler à tes sens, et c’était mon âme qui te parlait ! Que dis-je ! c’était l’âme de l’Humanité tout entière qui te parlait par la mienne. J’étais vraiment inspiré alors. Maintenant je ne le suis plus. J’ai besoin de me reposer. Tu éprouverais le même besoin si tu avais reçu tout ce que je voulais faire passer de mon être dans le tien. »

Il fut impossible à Spartacus d’en obtenir autre chose ce soir-là. Quand nous eûmes atteint les premières chaumières :

« Amis, nous dit l’inconnu, ne me suivez pas davantage, et revenez me voir demain. Vous pouvez frapper à la première porte venue. Partout ici vous serez bien reçus, si vous connaissez la langue du pays. »

Il ne fut pas nécessaire de faire briller le peu d’argent dont nous étions munis. L’hospitalité du paysan bohême est digne des temps antiques. Nous fûmes reçus avec une obligeance calme, et bientôt avec une affectueuse cordialité, quand on nous entendit parler la langue slave sans difficulté ; le peuple d’ici est encore en méfiance de quiconque l’aborde avec des paroles allemandes à la bouche.

Nous sûmes bientôt que nous étions au pied de la montagne et du château des Géants, et, d’après ce nom, nous eussions pu nous croire transportés par enchantement dans la grande chaîne septentrionale des Karpathes. Mais on nous apprit qu’un des ancêtres de la famille Podiebrad avait ainsi baptisé son domaine, par souvenir d’un voeu qu’il avait fait dans le Riesengebürge. On nous raconta aussi comment les descendants de Podiebrad avaient changé leur propre nom, après les désastres de la guerre de trente ans, pour prendre celui de Rudolstadt ; la persécution s’étendait alors jusqu’à germaniser les noms des villes, des terres, des familles et des individus. Toutes ces traditions sont encore vivantes dans le cœur des paysans bohêmes. Ainsi le mystérieux Trismégiste, que nous cherchions, est bien réellement le même Albert Podiebrad, qui fut enterré vivant, il y a vingt-cinq ans, et qui, arraché de la tombe, on n’a jamais su par quel miracle, disparut longtemps et fut persécuté et enfermé, dix ou quinze ans plus tard, comme faussaire, imposteur et surtout comme franc-maçon et rose-croix ; c’est bien ce fameux comte de Rudolstadt, dont l’étrange procès fut étouffé avec soin, et dont l’identité n’a jamais pu être constatée. Ami, ayez donc confiance aux inspirations du maître ; vous trembliez de nous voir, d’après des révélations vagues et incomplètes, courir à la recherche d’un homme qui pouvait être, comme tant d’autres illuminés de la précédente formation, un chevalier d’industrie impudent ou un aventurier ridicule. Le maître avait deviné juste. À quelques traits épars, à quelques écrits mystérieux de ce personnage étrange, il avait pressenti un homme d’intelligence et de vérité, un précieux gardien du feu sacré et des saintes traditions de l’illuminisme antérieur, un adepte de l’antique secret, un docteur de l’interprétation nouvelle. Nous l’avons trouvé, et nous en savons plus long aujourd’hui sur l’histoire de la maçonnerie, sur les fameux Invisibles, dont nous révoquions en doute les travaux et jusqu’à l’existence, sur les mystères anciens et modernes, que nous n’en avions appris en cherchant à déchiffrer des hiéroglyphes perdus, ou en consultant d’anciens adeptes usés par la persécution et avilis par la peur. Nous avons trouvé enfin un homme, et nous vous reviendrons avec ce feu sacré, qui fit jadis d’une statue d’argile un être intelligent, un nouveau dieu, rival des antiques dieux farouches et stupides. Notre maître est le Prométhée. Trismégiste avait la flamme dans son cœur, et nous lui en avons assez dérobé pour vous initier tous à une vie nouvelle.

Les récits de nos bons hôtes nous tinrent assez longtemps éveillés autour du foyer rustique. Ils ne s’étaient pas souciés, eux, des jugements et des attestations légales qui déclaraient Albert de Rudolstadt déchu, par une attaque de catalepsie, de son nom et de ses droits. L’amour qu’ils portaient à sa mémoire, la haine de l’étranger, ces spoliateurs autrichiens qui vinrent, après avoir arraché la condamnation de l’héritier légitime, se partager ses terres et son château ; le gaspillage éhonté