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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

mandes, depuis trente années, malgré la dispersion ou la défection des premiers adeptes.

D’anciennes gazettes nous apprennent que la Porporina chanta avec un grand éclat à Paris dans les opéras de Pergolèse, à Londres dans les oratorios et les opéras de Hændel, à Madrid avec Farinelli, à Dresde avec la Faustina et la Mingotti, à Venise, à Rome et à Naples, dans les opéras et la musique d’église du Porpora et des autres grands maîtres.

Toutes les démarches d’Albert nous sont inconnues. Quelques billets de Consuelo à Trenck ou à Wanda nous montrent ce mystérieux personnage plein de foi, de confiance, d’activité, et jouissant, plus qu’aucun autre homme, de la lucidité de ses pensées jusqu’à une époque où les documents certains nous manquent absolument. Voici ce qui a été raconté, dans un certain groupe de personnes à peu près toutes mortes aujourd’hui, sur la dernière apparition de Consuelo à la scène.

Ce fut à Vienne vers 1760. La cantatrice pouvait avoir environ trente ans ; elle était, dit-on, plus belle que dans sa première jeunesse. Une vie pure, des habitudes de calme moral et de sobriété physique, l’avaient conservée dans toute la puissance de sa grâce et de son talent. De beaux enfants l’accompagnaient ; mais on ne connaissait pas son mari, bien que la renommée publiât qu’elle en avait un, et qu’elle lui avait été irrévocablement fidèle. Le Porpora, après avoir fait plusieurs voyages en Italie, était revenu à Vienne, et faisait représenter un nouvel opéra au théâtre impérial. Les vingt dernières années de ce maître sont tellement ignorées, que nous n’avons pu trouver dans aucune de ses biographies le nom de ce dernier œuvre. Nous savons seulement que la Porporina y remplit le principal rôle avec un succès incontestable, et qu’elle arracha des larmes à toute la cour. L’impératrice daigna être satisfaite. Mais dans la nuit qui suivit ce triomphe, la Porporina reçut, de quelque messager invisible, une nouvelle qui lui apporta l’épouvante et la consternation. Dès sept heures du matin, c’est-à-dire au moment où l’impératrice était avertie par le fidèle valet qu’on appelait le frotteur de Sa Majesté (vu que ses fonctions consistaient effectivement à ouvrir les persiennes, à faire le feu et à frotter la chambre, tandis que Sa Majesté s’éveillait peu à peu), la Porporina, ayant gagné à prix d’or et à force d’éloquence tous les gardiens des avenues sacrées, se présenta derrière la porte même de l’auguste chambre à coucher.

« Mon ami, dit-elle au frotteur, il faut que je me jette aux pieds de l’impératrice. La vie d’un honnête homme est en danger, l’honneur d’une famille est compromis. Un grand crime sera peut-être consommé dans quelques jours, si je ne vois Sa Majesté à l’instant même. Je sais que vous êtes incorruptible, mais je sais aussi que vous êtes un homme généreux et magnanime. Tout le monde le dit ; vous avez obtenu bien des grâces que les courtisans les plus fiers n’eussent pas osé solliciter.

— Bonté du ciel ! est-ce vous que je revois enfin, ô ma chère maîtresse ! s’écria le frotteur, en joignant les mains et en laissant tomber son plumeau.

— Karl ! s’écria à son tour Consuelo, oh ! merci, mon Dieu, je suis sauvée. Albert a un bon ange jusque dans ce palais.

— Albert ? Albert ! reprit Karl, est-ce lui qui est en danger, mon Dieu ? En ce cas, entrez vite, signora, dussé-je être chassé… Et Dieu sait que je regretterais ma place, car j’y fais quelque bien, et j’y sers notre sainte cause mieux que je n’ai encore pu le faire ailleurs… Mais Albert ! Tenez, l’impératrice est une bonne femme quand elle ne gouverne pas, ajouta-t-il à voix basse. Entrez, vous serez censée m’avoir précédé. Que la faute retombe sur ces coquins de valets qui ne méritent pas de servir une reine, car ils ne lui disent que des mensonges ! »

Consuelo entra, et l’impératrice, en ouvrant ses yeux appesantis, la vit à genoux et comme prosternée au pied de son lit.

« Qu’est-ce là ? s’écria Marie-Thérèse, en drapant son couvre-pied sur ses épaules avec une majesté d’habitude qui n’avait plus rien de joué, et en se soulevant, aussi superbe, aussi redoutable en cornette de nuit et sur son chevet, que si elle eût été assise sur son trône, le diadème en tête et l’épée au flanc.

— Madame, répondit Consuelo, c’est une humble sujette, une mère infortunée, une épouse au désespoir qui, à genoux, vous demande la vie et la liberté de son mari. »

En ce moment, Karl entra, feignant une grande surprise.

« Malheureuse ! s’écria-t-il en jouant l’épouvante et la fureur, qui vous a permis d’entrer ici ?

— Je te fais mon compliment, Karl ! dit l’impératrice, de ta vigilance et de ta fidélité. Jamais pareille chose ne m’est arrivée de ma vie, d’être ainsi réveillée en sursaut, avec cette insolence !

— Que Votre Majesté dise un mot, reprit Karl avec audace, et je tue cette femme sous ses yeux. »

Karl connaissait fort bien l’impératrice ; il savait qu’elle aimait à faire des actes de miséricorde devant témoins, et qu’elle savait être grande reine et grande femme, même devant ses valets de chambre.

« C’est trop de zèle ! répondit-elle avec un sourire majestueux et maternel en même temps. Va-t-en, et laisse parler cette pauvre femme qui pleure. Je ne suis en danger avec aucun de mes sujets. Que voulez-vous, madame ? Eh mais, c’est toi, ma belle Porporina ! tu vas te gâter la voix à sangloter de la sorte.

— Madame, répondit Consuelo, je suis mariée devant l’Église catholique depuis dix ans. Je n’ai pas une seule faute contre l’honneur à me reprocher. J’ai des enfants légitimes, et je les élève dans la vertu. J’ose donc…

— Dans la vertu, je le sais, dit l’impératrice, mais non dans la religion. Vous êtes sage, on me l’a dit, mais vous n’allez jamais à l’église. Cependant, parlez. Quel malheur vous a frappé ?

— Mon époux, dont je ne m’étais jamais séparée, reprit la suppliante, est actuellement à Prague, et j’ignore par quelle infâme machination il vient d’être arrêté, jeté dans un cachot, accusé de vouloir prendre un nom et un titre qui ne lui appartiennent pas, de vouloir spolier un héritage, d’être enfin un intrigant, un imposteur et un espion, accusé pour ce fait de haute trahison, et condamné à la détention perpétuelle, à la mort peut-être dans ce moment-ci.

— À Prague ? un imposteur ? dit l’impératrice avec calme ; j’ai une histoire comme cela dans les rapports de ma police secrète. Comment appelez-vous votre mari ? car vous autres, vous ne portez par le nom de vos maris ?

— Il s’appelle Liverani.

— C’est cela. Eh bien, mon enfant, je suis désolée de vous savoir mariée à un pareil misérable. Ce Liverani est en effet un chevalier d’industrie ou un fou qui, grâce à une ressemblance parfaite, veut se faire passer pour un comte de Rudolstadt, mort il y a plus de dix ans, le fait est avéré. Il s’est introduit auprès d’une vieille chanoinesse de Rudolstadt, dont il ose se dire le neveu, et dont, à coup sûr, il eût capté l’héritage, si, au moment de faire son testament en sa faveur, la pauvre dame, tombée en enfance, n’eût été délivrée de son obsession par des gens de bien dévoués à sa famille. On l’a arrêté, et on a fort bien fait. Je conçois votre chagrin, mais je n’y puis porter remède. On instruit le procès. S’il est reconnu que cet homme, comme je voudrais le croire, est aliéné, on le placera dans un hôpital, où vous pourrez le voir et le soigner. Mais s’il n’est qu’un escamoteur, comme je le crains, il faudra bien le détenir un peu plus sévèrement, pour l’empêcher de troubler la possession de la véritable héritière des Rudolstadt, une baronne Amélie, je crois, qui, après quelques travers de jeunesse, est sur le point de se marier avec un de mes officiers. J’aime à me persuader, mademoiselle, que vous ignorez la conduite de votre mari, et que vous vous faites illusion sur son caractère : autrement je trouverais vos instances très-déplacées. Mais je vous plains trop pour vouloir vous humilier… Vous pouvez vous retirer. »