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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

de mieux à faire que de s’enfuir avec lui pour aller débuter au théâtre de Hay-Market dans les opéras de Hændel. Amélie avait d’abord rejeté avec horreur l’idée d’abandonner son vieux père ; mais, au moment où Anzoleto quittait Prague, feignant un désespoir qu’il n’éprouvait pas, elle avait cédé à une sorte de vertige, elle avait fui avec lui.

Son enivrement n’avait pas été de longue durée ; l’insolence d’Anzoleto et la grossièreté de ses moeurs, quand il ne jouait plus le personnage de séducteur, l’avaient fait rentrer en elle-même. C’était donc avec une sorte de joie que, trois mois après son évasion, elle avait été arrêtée à Hambourg et ramenée en Prusse, où, sur la demande des Rudolstadt de Saxe, elle avait été incarcérée mystérieusement à Spandaw ; mais la pénitence avait été trop longue et trop sévère. Amélie s’était dégoûtée du repentir aussi vite que de la passion ; elle avait soupiré après la liberté, les aises de la vie, et la considération de son rang, dont elle avait été si brusquement et si cruellement privée. Au milieu de ses souffrances personnelles, elle avait à peine senti la douleur de perdre son père. En apprenant qu’elle était libre, elle avait enfin compris tous les malheurs qui avaient frappé sa famille ; mais n’osant retourner auprès de la chanoinesse, et craignant l’ennui amer d’une vie de réprimandes et de sermons, elle avait imploré la protection de la margrave de Bareith ; et la princesse de Culmbach, alors à Dresde, s’était chargée de la conduire auprès de sa parente. Dans cette cour philosophique et frivole, elle trouvait l’aimable tolérance dont les vices à la mode faisaient alors l’unique vertu de l’avenir. Mais en revoyant Anzoleto, elle subissait déjà le diabolique ascendant qu’il savait exercer sur les femmes, et contre lequel la chaste Consuelo elle-même avait eu tant de luttes à soutenir. L’effroi et le chagrin l’avaient d’abord frappée au cœur ; mais après son évanouissement, étant sortie seule la nuit dans les jardins pour prendre l’air, elle l’avait rencontré, enhardi par son émotion, et l’imagination irritée par les obstacles survenus entre eux. Maintenant elle l’aimait encore, elle en rougissait, elle en était effrayée, et elle confessait ses fautes à son ancienne maîtresse de chant avec un mélange de pudeur féminine et de cynisme philosophique.

Il paraît certain que Consuelo sut trouver le chemin de son cœur par de chaleureuses exhortations, et qu’elle la décida à retourner au château des Géants, pour y éteindre dans la retraite sa dangereuse passion, et soigner les vieux jours de sa tante.

Après cette aventure, le séjour de Bareith ne fut plus supportable pour Consuelo. L’orageuse jalousie de la Corilla, qui, toujours folle et toujours bonne au fond, l’accusait avec grossièreté et se jetait à ses pieds l’instant d’après, la fatigua singulièrement. De son côté Anzoleto, qui s’était imaginé pouvoir se venger de ses dédains, en jouant à la passion avec Amélie, ne lui pardonna pas d’avoir soustrait la jeune baronne au danger. Il lui fit mille mauvais tours, comme de lui faire manquer toutes ses entrées sur la scène, de prendre sa partie au milieu d’un duo, pour la dérouter, et, par son propre aplomb, donner à croire au public ignorant que c’était elle qui se trompait. Si elle avait un jeu de scène avec lui, il allait à droite au lieu d’aller à gauche, essayait de la faire tomber, ou la forçait de s’embrouiller parmi les comparses. Ces méchantes espiègleries échouèrent devant le calme et la présence d’esprit de Consuelo ; mais elle fut moins stoïque lorsqu’elle s’aperçut qu’il répandait les plus indignes calomnies contre elle, et qu’il était écouté par ces grands seigneurs désœuvrés aux yeux desquels une actrice vertueuse était un phénomène impossible à admettre, ou tout au moins fatigant à respecter. Elle vit des libertins de tout âge et de tout rang s’enhardir auprès d’elle, et, refusant de croire à la sincérité de sa résistance, se joindre à Anzoleto pour la diffamer et la déshonorer, dans un sentiment de vengeance lâche et de dépit féroce.

Ces cruelles et misérables persécutions furent le commencement d’un long martyre que subit héroïquement l’infortunée prima donna durant toute sa carrière théâtrale. Toutes les fois qu’elle rencontra Anzoleto, il lui suscita mille chagrins, et il est triste de dire qu’elle rencontra plus d’un Anzoleto dans sa vie. D’autres Corilla la tourmentèrent de leur envie et de leur malveillance, plus ou moins perfide ou brutale ; et de toutes ces rivales, la première fut encore la moins méchante et la plus capable d’un bon mouvement de cœur. Mais quoi qu’on puisse dire de la méchanceté et de la jalouse vanité des femmes de théâtre, Consuelo éprouva que quand leurs vices entraient dans le cœur d’un homme, ils le dégradaient encore davantage et le rendaient plus indigne de son rôle dans l’humanité. Les seigneurs arrogants et débauchés, les directeurs de théâtres et les gazetiers, dépravés aussi par le contact de tant de souillures ; les belles dames, protectrices curieuses et fantasques, promptes à s’imposer, mais irritées bientôt de rencontrer chez une fille de cette espèce plus de vertu qu’elles n’en avaient et n’en voulaient avoir ; enfin le public souvent ignare, presque toujours ingrat ou partial, ce furent là autant d’ennemis contre lesquels l’épouse austère de Liverani eut à se débattre dans d’incessantes amertumes. Persévérante et fidèle, dans l’art comme dans l’amour, elle ne se rebuta jamais et poursuivit sa carrière, grandissant toujours dans la science de la musique, comme dans la pratique de la vertu ; échouant souvent dans l’épineuse poursuite du succès, se relevant souvent aussi par de justes triomphes, restant malgré tout la prêtresse de l’art, mieux que ne l’entendait le Porpora lui-même, et puisant toujours de nouvelles forces dans sa foi religieuse, d’immenses consolations dans l’amour ardent et dévoué de son époux.

La vie de cet époux, quoique marchant parallèlement à la sienne, car il l’accompagna dans tous ses voyages, est enveloppée de nuages plus épais. Il est à présumer qu’il ne se fit pas l’esclave de la fortune de sa femme, et qu’il ne s’adonna point au rôle de teneur de livres pour les recettes et les dépenses de sa profession. La profession de Consuelo lui fut d’ailleurs assez peu lucrative. Le public ne rétribuait pas alors les artistes avec la prodigieuse munificence qui distingue celui de notre temps. Les artistes s’enrichissaient principalement des dons des princes et des grands, et les femmes qui savaient tirer parti de leur position acquéraient déjà des trésors ; mais la chasteté et le désintéressement sont les plus grands ennemis de la fortune d’une femme de théâtre. Consuelo eut beaucoup de succès d’estime, quelques-uns d’enthousiasme, quand par hasard la perversité de son entourage ne s’interposa pas trop entre elle et le vrai public ; mais elle n’eut aucun succès de galanterie, et l’infamie ne la couronna point de diamants et de millions. Ses lauriers demeurèrent sans tache, et ne lui furent pas jetés sur la scène par des mains intéressées. Après dix ans de travail et de courses, elle n’était pas plus riche qu’à son point de départ, elle n’avait pas su spéculer, et, de plus, elle ne l’avait pas voulu : deux conditions moyennant lesquelles la richesse ne vient chercher malgré eux les travailleurs d’aucune classe. En outre, elle n’avait point mis en réserve le fruit souvent contesté de ses peines ; elle l’avait constamment employé en bonnes œuvres, et, dans une vie consacrée secrètement à une active propagande, ses ressources mêmes n’avaient pas toujours suffi ; le gouvernement central des Invisibles y avait quelquefois pourvu.

Quel fut le succès réel de l’ardent et infatigable pèlerinage qu’Albert et Consuelo poursuivirent à travers la France, l’Espagne, l’Angleterre et l’Italie ? Il n’y en eut point de manifeste pour le monde, et je crois qu’il faut se reporter à vingt ans plus tard pour retrouver, par induction, l’action des sociétés secrètes dans l’histoire du dix-huitième siècle. Ces sociétés eurent-elles plus d’effet en France que dans le sein de l’Allemagne qui les avait enfantées ? La Révolution française répond avec énergie par l’affirmative. Cependant la conspiration européenne de l’Illuminisme et les gigantesques conceptions de Weishaupt montrent aussi que le divin rêve du saint Graal n’avait pas cessé d’agiter les imaginations alle-