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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

liques, comme des magistrats du vieux monde, dans l’exécution du serment. Car, je vous le dis encore une fois, les hommes ne peuvent pas se porter garants ni se constituer gardiens de la perpétuité d’un miracle. Que savez-vous des secrets de l’Éternel ! Sommes-nous déjà entrés dans ce temple de l’avenir, dans ce monde céleste où l’homme doit, nous dit-on, converser avec Dieu sous les ombrages sacrés, comme un ami avec son ami ! La loi du mariage indissoluble est-elle donc émanée de la bouche du Seigneur ? Ses desseins, à cet égard, sont-ils proclamés sur la terre ? Et vous-mêmes, ô enfants des hommes, l’avez-vous promulguée, cette loi, d’un accord unanime ? Les pontifes de Rome n’ont-ils jamais brisé l’union conjugale, eux qui se prétendent infaillibles ? Sous prétexte de nullité dans de certains engagements, ces pontifes ont consacré de véritables divorces, dont l’histoire a consigné le scandale dans ses fastes. Et des sociétés chrétiennes, des sectes réformées, l’Église grecque, ont, à l’exemple du Mosaïsme et de toutes les anciennes religions, inauguré franchement dans notre monde moderne la loi du divorce. Que devient donc la sainteté et l’efficacité d’un serment fait à Dieu, quand il est avéré que les hommes pourront nous en délier un jour ? Ah ! ne touchez pas à l’amour par la profanation du mariage : vous ne réussiriez qu’à l’éteindre dans les cœurs purs ! Consacrez l’union conjugale par des exhortations, par des prières, par une publicité qui la rende respectable, par de touchantes cérémonies ; vous le devez, si vous êtes nos prêtres, c’est-à-dire nos amis, nos guides, nos conseils, nos consolateurs, nos lumières. Préparez les âmes à la sainteté d’un sacrement ; et comme le père de famille cherche à établir ses enfants dans des conditions de bien-être, de dignité et de sécurité, occupez-vous assidûment, vous, nos pères spirituels, d’établir vos fils et vos filles dans des conditions favorables au développement de l’amour vrai, de la vertu, de la fidélité sublime. Et quand vous leur aurez fait subir des épreuves religieuses, au moyen desquelles vous pourrez reconnaître qu’il n’y a dans leur mutuelle recherche ni cupidité, ni vanité, ni enivrement frivole, ni aveuglement des sens dépourvu d’idéal ; quand vous aurez pu vous convaincre qu’ils comprennent la grandeur de leur sentiment, la sainteté de leurs devoirs et la liberté de leur choix, alors permettez-leur de se donner l’un à l’autre, et de s’aliéner mutuellement leur inaliénable liberté. Que leur famille, et leurs amis, et la grande famille des fidèles, interviennent pour ratifier avec vous cette union que la solennité du sacrement doit rendre respectable. Mais faites bien attention à mes paroles : que le sacrement soit une permission religieuse, une autorisation paternelle et sociale, un encouragement et une exhortation à la perpétuité de l’engagement ; que ce ne soit jamais un commandement, une obligation, une loi avec des menaces et des châtiments, un esclavage imposé, avec du scandale, des prisons, et des chaînes en cas d’infraction. Autrement vous ne verrez jamais s’accomplir sur la terre le miracle dans son entier et dans sa durée. La Providence éternellement féconde, Dieu, dispensateur infatigable de la grâce, amènera toujours devant vous de jeunes couples fervents et naïfs, prêts à s’engager de bonne foi pour le temps et pour l’éternité. Mais votre loi anti-religieuse, et votre sacrement anti-humain, détruiront toujours en eux l’effet de la grâce. L’inégalité des droits conjugaux selon le sexe, impiété consacrée par les lois sociales, la différence des devoirs devant l’opinion, les fausses distinctions de l’honneur conjugal, et toutes les notions absurdes que le préjugé crée à la suite des mauvaises institutions, viendront toujours éteindre la foi et glacer l’enthousiasme des époux ; et les plus sincères, les mieux disposés à la fidélité seront les plus prompts à se contrister, à s’effrayer de la durée de l’engagement, et à se désenchanter l’un de l’autre. L’abjuration de la liberté individuelle est en effet contraire au voeu de la nature et au cri de la conscience quand les hommes s’en mêlent, parce qu’ils y apportent le joug de l’ignorance et de la brutalité : elle est conforme au voeu des nobles cœurs, et nécessaire aux instincts religieux des fortes volontés, quand c’est Dieu qui nous donne les moyens de lutter contre toutes les embûches que les hommes ont tendues autour du mariage pour en faire le tombeau de l’amour, du bonheur et de la vertu, pour en faire une prostitution jurée, comme disaient nos pères, les Lolhards, que vous connaissez bien et que vous invoquez souvent ! Rendez donc à Dieu ce qui est de Dieu, et ôtez à César ce qui n’est point à César.

« Et vous, mes fils, dit-elle en revenant vers le centre du groupe, vous qui venez de jurer de ne point porter atteinte au lien conjugal, vous avez fait là un serment dont vous n’avez peut-être pas compris l’importance. Vous avez obéi à un élan généreux, et vous avez répondu d’enthousiasme à l’appel de l’honneur : cela est digne de vous, disciples d’une foi victorieuse. Mais maintenant, sachez bien que vous avez fait là plus qu’un acte de vertu particulière. Vous avez consacré un principe sans lequel il n’y aura jamais de chasteté ni de fidélité conjugales possibles. Entrez donc dans l’esprit d’un tel serment, et reconnaissez qu’il n’y aura point de véritable vertu individuelle, tant que les membres de la société ne seront pas tous solidaires les uns des autres en fait de vertu.

« Ô amour, ô flamme sublime ! si puissante et si fragile, si soudaine et si fugitive ! éclair du ciel qui sembles devoir traverser notre vie et t’éteindre en nous avant sa fin, dans la crainte de nous consumer et de nous anéantir ! nous sentons bien tous que tu es le feu vivifiant émané de Dieu même, et que celui de nous qui pourrait te fixer dans son sein et t’y entretenir jusqu’à sa dernière heure toujours aussi ardent et aussi complet, celui-là serait le plus heureux et le plus grand parmi les hommes. Aussi les disciples de l’idéal chercheront-ils toujours à te préparer dans leurs âmes des sanctuaires où tu te plaises, afin que tu ne te hâtes pas de les abandonner pour remonter au ciel. Mais, hélas ! toi dont nous avons fait une vertu, une des bases de nos sociétés humaines pour t’honorer comme nous le désirions, tu n’as pourtant pas voulu te laisser enchaîner au gré de nos institutions, et tu es resté libre comme l’oiseau dans les airs, capricieux comme la flamme sur l’autel. Tu sembles te rire de nos serments, de nos contrats et de notre volonté même. Tu nous fuis, en dépit de tout ce que nous avons inventé pour t’immobiliser dans nos moeurs. Tu n’habites pas plus le harem gardé par de vigilantes sentinelles, que la famille chrétienne placée entre la menace du prêtre, la sentence du magistrat, et le joug de l’opinion. D’où vient donc ton inconstance et ton ingratitude, ô mystérieux prestige, ô amour cruellement symbolisé sous les traits d’un dieu enfant et aveugle ? Quelle tendresse et quel mépris t’inspirent donc tour à tour ces âmes humaines que tu viens toutes embraser de tes feux, et que tu délaisses presque toutes, pour les laisser périr dans les angoisses du regret, du repentir, ou du dégoût plus affreux encore ? D’où vient qu’on t’invoque à genoux sur toute la face de notre globe, qu’on t’exalte et qu’on te défie, que les poëtes divins te chantent comme l’âme du monde, que les peuples barbares te sacrifient des victimes humaines en précipitant les veuves dans le bûcher des funérailles de l’époux, que les jeunes cœurs t’appellent dans leurs plus doux songes, et que les vieillards maudissent la vie quand tu les abandonnes à l’horreur de la solitude ? D’où vient ce culte tantôt sublime, tantôt fanatique, que l’on te décerne depuis l’enfance dorée de l’Humanité jusqu’à notre âge de fer, si tu n’es qu’une chimère, le rêve d’un moment d’ivresse, l’erreur de l’imagination exaltée par le délire des sens ? — Oh ! c’est que tu n’es pas un instinct vulgaire, un simple besoin de l’animalité ! Non, tu n’es pas l’aveugle enfant du paganisme ; tu es le fils du vrai Dieu et l’élément même de la Divinité ! Mais tu ne t’es encore révélé à nous qu’à travers les nuages de nos erreurs, et tu n’as pas voulu établir ta demeure parmi nous, parce que tu n’as pas voulu être profané. Tu reviendras, comme au temps fabuleux d’Astrée, comme dans les visions des poëtes, te fixer dans