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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

vant Dieu et devant vos parents, et même devant un prêtre de la religion chrétienne, au château des Géants, le *** de l’année 175*. Ce mariage, valide devant les hommes, n’était pas valide devant Dieu. Il y manquait trois choses : 1o le dévouement absolu de l’épouse à vivre avec un époux qui paraissait toucher à son heure dernière ; 2o la sanction d’une autorité morale et religieuse reconnue et acceptée par l’époux ; 3o le consentement d’une personne ici présente, dont il ne m’est pas permis de prononcer le nom, mais qui tient de près à l’un des époux par les liens du sang. Si maintenant ces trois conditions sont remplies, et qu’aucun de vous n’ait rien à réclamer et à objecter…, unissez vos mains et levez-vous pour prendre le ciel à témoin de la liberté de votre acte et de la sainteté de votre amour. »

Wanda, qui continuait à demeurer inconnue aux frères de l’ordre, prit les mains de ses deux enfants. Un même élan de tendresse et d’enthousiasme les fit lever tous les trois, comme s’ils n’eussent fait qu’un.

Les formules du mariage furent prononcées, et les rites simples et touchants du nouveau culte s’accomplirent dans le recueillement et la ferveur. Cet engagement d’un mutuel amour ne fut pas un acte isolé au milieu de spectateurs indifférents, étrangers au lien moral qui se contractait. Ils furent tous appelés à sanctionner cette consécration religieuse de deux êtres liés à eux par une foi commune. Ils étendirent les bras sur les époux pour les bénir, puis ils se prirent tous ensemble par les mains et formèrent une enceinte vivante, une chaîne d’amour fraternel et d’association religieuse autour d’eux, en prononçant le serment de les assister, de les protéger, de défendre leur honneur et leurs jours, de soutenir leur existence au besoin, de les ramener au bien par tous leurs efforts s’ils venaient à faiblir dans la rude carrière de la vertu, de les préserver autant que possible de la persécution et des séductions du dehors, dans toutes les occasions, dans toutes les rencontres ; enfin, de les aimer aussi saintement, aussi cordialement, aussi sérieusement que s’ils étaient unis à eux par le nom et par le sang. Le beau Trenck prononça cette formule pour tous les autres dans des termes éloquents et simples ; puis il ajouta en s’adressant à l’époux :

« Albert, l’usage profane et criminel de la vieille société, dont nous nous séparons en secret pour l’amener à nous un jour, veut que le mari impose la fidélité à sa femme au nom d’une autorité humiliante et despotique. Si elle succombe, il faut qu’il tue son rival ; il a même le droit de tuer son épouse : cela s’appelle laver dans le sang la tache faite à l’honneur. Aussi, dans ce vieux monde aveugle et corrompu, tout homme est l’ennemi naturel de ce bonheur et de cet honneur si sauvagement gardés. L’ami, le frère même, s’arroge le droit de ravir à l’ami et au frère l’amour de sa compagne ; ou tout au moins on se donne le cruel et lâche plaisir d’exciter sa jalousie, de rendre sa surveillance ridicule, et de semer la méfiance et le trouble entre lui et l’objet de son amour. Ici, tu le sais, nous entendons mieux l’amitié, l’honneur et l’orgueil de la famille. Nous sommes frères devant Dieu, et celui de nous qui porterait sur la femme de son frère un regard audacieux et déloyal aurait déjà commis, à nos yeux, le crime d’inceste dans son cœur. »

Tous les frères, émus et entraînés, tirèrent leurs épées, et jurèrent de tourner cette arme contre eux-mêmes plutôt que de manquer au serment qu’ils venaient de prononcer par la bouche de Trenck.

Mais la sibylle, agitée d’un de ces transports enthousiastes qui lui donnaient tant d’ascendant sur leurs imaginations, et qui modifiaient souvent l’opinion et les décisions des chefs eux-mêmes, rompit le cercle en s’élançant au milieu. Son langage, toujours énergique et brûlant, subjuguait leurs assemblées ; sa grande taille, ses draperies flottantes sur son corps amaigri, son port majestueux, quoique chancelant, le tremblement convulsif de cette tête toujours voilée, et avec cela pourtant une sorte de grâce qui révélait l’existence passée de la beauté, ce charme si puissant chez la femme, qu’il subsiste encore après qu’il a disparu, et qu’il émeut encore l’âme alors qu’il ne peut plus émouvoir les sens ; enfin, jusqu’à sa voix éteinte qui prenait tout à coup, sous l’empire de l’exaltation, un éclat strident et bizarre, tout contribuait à en faire un être mystérieux, presque effrayant au premier abord, et bientôt investi d’une puissance persuasive et d’un irrésistible prestige.

Tous firent silence pour écouter la voix de l’inspirée. Consuelo fut émue de son attitude autant qu’eux, et plus qu’eux peut-être, parce qu’elle connaissait le secret de sa vie étrange. Elle se demanda, en frissonnant d’une terreur involontaire, si ce spectre échappé de la tombe appartenait réellement au monde, et, si, après avoir exhalé son oracle, il n’allait pas s’évanouir dans les airs avec cette flamme du trépied qui le faisait paraître transparent et bleuâtre.

« Cachez-moi l’éclat de ces armes ! s’écria la frémissante Wanda. Ce sont des serments impies, ceux qui prennent pour objet de leurs invocations des instruments de haine et de meurtre. Je sais bien que l’usage du vieux monde a attaché ce fer au flanc de tout homme réputé libre, comme une marque d’indépendance et de fierté ; je sais bien que, dans les idées que vous avez conservées malgré vous de cet ancien monde, l’épée est le symbole de l’honneur, et que vous croyez prendre des engagements sacrés quand vous avez juré par le fer comme les citoyens de la Rome primitive. Mais ici, c’est profaner un serment auguste. Jurez plutôt par la flamme de ce trépied : la flamme est le symbole de la vie, de la lumière et de l’amour divin. Mais vous faut-il donc encore des emblèmes et des signes visibles ? Êtes-vous encore idolâtres, et les figures qui ornent ce temple représentent-elles pour vous autre chose que des idées ? Ah ! jurez plutôt par vos propres sentiments, par vos meilleurs instincts, par votre propre cœur ; et si vous n’osez pas jurer par le Dieu vivant, par la vraie religion éternelle et sacrée, jurez par la sainte Humanité, par les glorieux élans de votre courage, par la chasteté de cette jeune femme et par l’amour de son époux. Jurez par le génie et par la beauté de Consuelo, que votre désir et même votre pensée ne profaneront jamais cette arche sainte de l’hyménée, cet autel invisible et mystique sur lequel la main des anges grave et enregistre le serment de l’amour…

« Savez-vous bien ce que c’est l’amour ? ajouta la sibylle après s’être recueillie un instant, et d’une voix qui devenait à chaque instant plus claire et plus pénétrante ; si vous le saviez, ô vous ! chefs vénérables de notre ordre et ministres de notre culte, vous ne feriez jamais prononcer devant vous cette formule d’un engagement éternel que Dieu seul peut ratifier, et qui, consacré par des hommes, est une sorte de profanation du plus divin de tous les mystères. Quelle force pouvez-vous donner à un engagement qui, par lui-même, est un miracle ? Oui, l’abandon de deux volontés qui se confondent en une seule est un miracle ; car toute âme est éternellement libre en vertu d’un droit divin. Et pourtant, lorsque deux âmes se donnent et s’enchaînent l’une à l’autre par l’amour, leur mutuelle possession devient aussi sacrée, aussi de droit divin que la liberté individuelle. Vous voyez bien qu’il y a là un miracle, et que Dieu s’en réserve à jamais le mystère, comme celui de la vie et de la mort. Vous allez demander à cet homme et à cette femme s’ils veulent s’appartenir exclusivement l’un à l’autre dans cette vie ; et leur ferveur est telle qu’ils vous répondront : « Non pas seulement dans cette vie, mais dans l’éternité. » Dieu leur inspire donc, par le miracle de l’amour, bien plus de foi, bien plus de force, bien plus de vertu que vous ne sauriez et que vous n’oseriez leur en demander. Arrière donc les serments sacrilèges et les lois grossières ! Laissez-leur l’idéal, et ne les attachez pas à la réalité par les chaînes de la loi. Laissez à Dieu le soin de continuer le miracle. Préparez les âmes à ce que ce miracle s’accomplisse en elles, formez-les à l’idéal de l’amour ; exhortez, instruisez, vantez et démontrez la gloire de la fidélité, sans laquelle il n’est point de force morale ni d’amour sublime. Mais n’intervenez pas, comme des prêtres catho-