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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

simultanément, comme pour entendre debout, dans l’attitude du respect, ce chant de l’inspirée. Mais en la voyant succomber sous l’émotion, ils descendirent tous de l’enceinte et s’approchèrent d’elle, tandis que Wanda la saisissant dans ses bras et la jetant dans ceux de Liverani lui cria :

« Eh bien ! regarde-le donc, et sache que Dieu t’accorde de pouvoir concilier l’amour et la vertu, le bonheur et le devoir. »

Consuelo, sourde pendant un instant, et comme ravie dans un autre monde, regarda enfin Liverani, dont Marcus venait d’arracher le masque. Elle fit un cri perçant et faillit expirer sur son sein en reconnaissant Albert. Albert et Liverani étaient le même homme.

XLI.

En ce moment les portes du temple s’ouvrirent en rendant un son métallique, et les Invisibles entrèrent deux à deux. La voix magique de l’harmonica, cet instrument récemment inventé[1], dont la vibration pénétrante était une merveille inconnue aux organes de Consuelo, se fit entendre dans les airs, et sembla descendre de la coupole entr’ouverte aux rayons de la lune et aux brises vivifiantes de la nuit. Une pluie de fleurs tombait lentement sur l’heureux couple placé au centre de cette marche solennelle. Wanda, debout auprès d’un trépied d’or, d’où sa main droite faisait jaillir des flammes éclatantes et des nuages de parfums, tenait de la main gauche les deux bouts d’une chaîne de fleurs et de feuillages symboliques qu’elle avait jetée autour des deux amants. Les chefs Invisibles, la face couverte de leurs longues draperies rouges et la tête ceinte des mêmes feuillages de chêne et d’acacia consacrés par leur rites, étaient debout, les bras étendus comme pour accueillir les frères, qui s’inclinaient en passant devant eux. Ces chefs avaient la majesté des druides antiques ; mais leurs mains pures de sang n’étaient ouvertes que pour bénir, et un religieux respect remplaçait dans le cœur des adeptes la terreur fanatique des religions du passé. À mesure que les initiés se présentaient devant le vénérable tribunal, ils ôtaient leurs masques pour saluer à visage découvert ces augustes inconnus, qui ne s’étaient jamais manifestés à eux que par des actes de clémente justice, d’amour paternel et de haute sagesse. Fidèles, sans regret et sans méfiance, à la religion du serment, ils ne cherchaient pas à lire d’un regard curieux sous ces voiles impénétrables. Sans doute leurs adeptes les connaissaient sans le savoir, ces mages d’une religion nouvelle, qui, mêlés à eux dans la société et dans le sein même de leurs assemblées, étaient les meilleurs amis, les plus intimes confidents de la plupart d’entre eux, de chacun d’eux peut-être en particulier. Mais, dans l’exercice de leur culte commun, la personne du prêtre était à jamais voilée, comme l’oracle des temps antiques.

Heureuse enfance des croyances naïves, aurore quasi fabuleuse des conspirations sacrées, que la nuit du mystère enveloppe, dans tous les temps, de poétiques incertitudes ! Bien qu’un siècle à peine nous sépare de l’existence de ces Invisibles, elle est problématique pour l’historien ; mais trente ans plus tard l’illuminisme reprit ces formes ignorées du vulgaire, et, puisant à la fois dans le génie inventif de ses chefs et dans la tradition des sociétés secrètes de la mystique Allemagne, il épouvanta le monde par la plus formidable et la plus savante des conjurations politiques et religieuses. Il ébranla un instant toutes les dynasties sur leurs trônes, et succomba à son tour, en léguant à la Révolution française comme un courant électrique d’enthousiasme sublime, de foi ardente et de fanatisme terrible. Un demi-siècle avant ces jours marqués par le destin, et tandis que la monarchie galante de Louis xv, le despotisme philosophique de Frédéric ii, la royauté sceptique et railleuse de Voltaire, la diplomatie ambitieuse de Marie-Thérèse, et l’hérétique tolérance de Ganganelli, semblaient n’annoncer pour longtemps au monde que décrépitude, antagonisme, chaos et dissolution, la Révolution française fermentait à l’ombre et germait sous terre. Elle couvait dans des esprits croyants jusqu’au fanatisme, sous la forme d’un rêve de révolution universelle ; et pendant que la débauche, l’hypocrisie ou l’incrédulité régnaient officiellement sur le monde, une foi sublime, une magnifique révélation de l’avenir, des plans d’organisation aussi profonds et plus savants peut-être que notre Fouriérisme et notre Saint-Simonisme d’aujourd’hui, réalisaient déjà dans quelques groupes d’hommes exceptionnels la conception idéale d’une société future, diamétralement opposée à celle qui couvre et cache encore leur action dans l’histoire.

Un tel contraste est un des traits les plus saisissants de ce dix-huitième siècle, trop rempli d’idées et de travail intellectuel de tous les genres, pour que la synthèse ait pu en être déjà faite avec clarté et profit par les historiens philosophiques de nos jours. C’est qu’il y a là un amas de documents contradictoires et de faits incompris, insaisissables au premier abord, sources troublées par le tumulte du siècle, et qu’il faudrait épurer patiemment pour en retrouver le fond solide. Beaucoup de travailleurs énergiques sont restés obscurs, emportant dans la tombe le secret de leur mission : tant de gloires éclatantes absorbaient alors l’attention des contemporains ! tant de brillants travaux accaparent encore aujourd’hui l’examen rétrospectif des critiques ! Mais peu à peu la lumière sortira de ce chaos ; et si notre siècle arrive à se résumer lui-même, il résumera aussi la vie de son père le dix-huitième siècle, ce logogriphe immense, cette brillante nébuleuse, où tant de lâcheté s’oppose à tant de grandeur, tant de savoir à tant d’ignorance, tant de barbarie à tant de civilisation, tant de lumière à tant d’erreur, tant de sérieux à tant d’ivresse, tant d’incrédulité à tant de foi, tant de pédantisme savant à tant de moquerie frivole, tant de superstition à tant de raison orgueilleuse : cette période de cent ans, qui vit les règnes de madame de Maintenon et de madame de Pompadour : Pierre le Grand, Catherine ii, Marie-Thérèse et la Dubarry ; Voltaire et Swedenborg, Kant et Mesmer, Jean-Jacques Rousseau et le cardinal Dubois, Schrœpfer et Diderot, Fénelon et Law, Zinzendorf et Leibnitz, Frédéric ii et Robespierre, Louis xiv et Philippe-Égalité, Marie-Antoinette et Charlotte Corday, Weishaupt, Babeuf et Napoléon… laboratoire effrayant, où tant de formes hétérogènes ont été jetées dans le creuset, qu’elles ont vomi, dans leur monstrueuse ébullition, un torrent de fumée où nous marchons encore enveloppés de ténèbres et d’images confuses.

Consuelo pas plus qu’Albert, et les chefs Invisibles pas plus que leurs adeptes, ne portaient un regard bien lucide sur ce siècle, au sein duquel ils brûlaient de s’élancer avec l’espoir enthousiaste de le régénérer d’assaut. Ils se croyaient à la veille d’une république évangélique, comme les disciples de Jésus s’étaient crus à la veille du royaume de Dieu sur la terre, comme les Taborites de la Bohême s’étaient crus à la veille de l’état paradisiaque, comme plus tard la Convention française se crut à la veille d’une propagande victorieuse sur toute la face du globe. Mais, sans cette confiance insensée, où seraient les grands dévouements, et

  1. Tout le monde sait que l’harmonica fit une telle sensation en Allemagne à son apparition, que les imaginations poétiques voulurent y voir l’audition des voix surnaturelles, évoquées par les consécrateurs de certains mystères. Cet instrument, réputé magique avant de se populariser, fut élevé pendant quelque temps, par les adeptes de la théosophie allemande, aux mêmes honneurs divins que la lyre chez les anciens, et que beaucoup d’autres instruments de musique chez les peuples primitifs de l’Himalaya. Ils en firent une des figures hiéroglyphiques de leur iconographie mystérieuse. Ils le représentaient sous la forme d’une chimère fantastique. Les néophytes des sociétés secrètes, qui l’entendaient pour la première fois, après les terreurs et les émotions de leurs rudes épreuves, en étaient si fortement impressionnés, que plusieurs tombaient en extase. Ils croyaient entendre le chant des puissances invisibles, car on leur cachait l’exécutant et l’instrument avec le plus grand soin. Il y a des détails extrêmement curieux sur le rôle extraordinaire de l’harmonica dans les cérémonies de réception de l’illuminisme.