Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/147

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
141
LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

a été éclairée et embrasée soudainement. Et je ne m’apercevrais pas que le passé est derrière moi, j’en garderais dans mon sein la trace brûlante ; l’être égaré, l’ange tombé m’inspirerait tant de sollicitude et de tendresse encore, que ma vie serait consacrée à le consoler de sa chute et à le soustraire au mépris des hommes cruels. »

« Albert partit pour Berlin avec plusieurs de nos amis, et eut pour prétexte auprès de la princesse Amélie, sa protectrice, de l’entretenir de Trenck, alors prisonnier à Glatz, et des opérations maçonniques auxquelles elle est initiée. Vous l’avez vu présidant une loge de rose-croix, et il n’a pas su à cette époque que Cagliostro, informé malgré nous de ses secrets, s’était servi de cette circonstance pour ébranler votre raison en vous le faisant voir à la dérobée comme un spectre. Pour ce seul fait d’avoir laissé jeter à une personne profane un coup d’œil sur les mystères maçonniques, l’intrigant Cagliostro eût mérité d’en être à jamais exclu. Mais on l’ignora assez longtemps, et vous devez vous rappeler la terreur qu’il éprouvait en vous conduisant auprès du Temple. Les peines applicables à ces sortes de trahisons sont sévèrement châtiées par les adeptes, et le magicien, en faisant servir les mystères de son ordre aux prétendus prodiges de son art merveilleux, risquait peut-être sa vie, tout au moins sa grande réputation de nécromancien, car on l’eût démasqué et chassé immédiatement.

« Dans le court et mystérieux séjour qu’il fit à Berlin à cette époque, Albert sut pénétrer assez avant dans vos démarches et dans vos pensées pour se rassurer sur votre situation. Il vous surveilla de près à votre insu, et revint, tranquille en apparence, mais plus ardemment épris de vous que jamais. Durant plusieurs mois, il voyagea à l’étranger, et servit notre cause avec activité. Mais ayant été averti que quelques intrigants, peut-être espions du roi de Prusse, tentaient d’ourdir à Berlin une conspiration particulière, dangereuse pour l’existence de la maçonnerie, et probablement funeste pour le prince Henri et pour sa sœur l’abbesse de Quedlimbourg, Albert courut à Berlin, afin d’avertir ces princes de l’absurdité d’une telle tentative, et de les mettre en garde contre le piége qu’elle lui semblait couvrir. Vous le vîtes alors ; et, quoique épouvantée de son apparition, vous montrâtes tant de courage ensuite, et vous exprimâtes à ses amis tant de dévouement et de respect pour sa mémoire, qu’il retrouva l’espoir d’être aimé de vous. Il fut donc résolu qu’on vous apprendrait la vérité de son existence par une suite de révélations mystérieuses. Il a été bien souvent près de vous, et caché jusque dans votre appartement, durant vos entretiens orageux avec le roi, sans que vous en eussiez connaissance. Pendant ce temps, les conspirateurs s’irritaient des obstacles qu’Albert et ses amis apportaient à leurs desseins coupables ou insensés. Frédéric ii eut des soupçons. L’apparition de la balayeuse, ce spectre que tous les conspirateurs promènent dans les galeries du palais, pour y fomenter le désordre et la peur, éveilla sa surveillance. La création d’une loge maçonnique, à la tête de laquelle se plaça le prince Henri, et qui se trouva, du premier coup, en dissidence de doctrines avec celle que préside le roi en personne, parut à ce dernier un acte significatif de révolte ; et peut-être, en effet, cette création de la nouvelle loge était-elle un masque maladroit que prenaient certains conjurés, ou une tentative pour compromettre d’illustres personnages. Heureusement, ils s’en garantirent ; et le roi, furieux en apparence de ne trouver que d’obscurs coupables, mais satisfait en secret de n’avoir pas à sévir contre sa propre famille, voulut au moins faire un exemple. Mon fils, le plus innocent de tous, fut arrêté et transféré à Spandaw, presque en même temps que vous, dont l’innocence n’était pas moins avérée ; mais vous aviez eu tous deux le tort de ne vouloir vous sauver aux dépens de personne, et vous payâtes pour tous les autres. Vous avez passé plusieurs mois en prison, non loin de la cellule d’Albert, et vous avez dû entendre les accents passionnés de son archet, comme il a entendu ceux de votre voix. Il avait à sa disposition des moyens d’évasion prompts et certains ; mais il ne voulut point en user avant d’avoir assuré la vôtre. La clef d’or est plus forte que tous les verrous des prisons royales ; et les geôliers prussiens, soldats mécontents ou officiers en disgrâce pour la plupart, sont éminemment corruptibles. Albert s’évada en même temps que vous, mais vous ne le vîtes pas ; et, pour des raisons que vous saurez plus tard, Liverani fut chargé de vous amener ici. Maintenant vous savez le reste. Albert vous aime plus que jamais ; mais il vous aime plus que lui-même, et il sera mille fois moins malheureux de votre bonheur avec un autre qu’il ne le serait du sien propre, si vous ne le partagiez pas entièrement. Les lois morales et philosophiques, l’autorité religieuse, sous lesquelles vous vous trouvez désormais placés l’un et l’autre permettent son sacrifice, et rendent votre choix libre et respectable. Choisissez donc, ma fille ; mais souvenez-vous que la mère d’Albert vous demande à genoux de ne pas porter atteinte à la sublime candeur de son fils, en lui faisant un sacrifice dont l’amertume retomberait sur sa vie. Votre abandon le fera souffrir, mais votre pitié, sans votre amour, le tuera. L’heure est venue de vous prononcer. Je ne dois pas savoir votre décision. Passez dans votre chambre ; vous y trouverez deux parures bien différentes : celle que vous choisirez décidera du sort de mon fils.

« — Et laquelle des deux doit signifier de mon divorce avec lui ? demanda Consuelo toute tremblante.

« — J’étais chargée de vous l’apprendre ; mais je ne le ferai point. Je veux savoir si vous le devinerez. »

La comtesse Wanda, ayant ainsi parlé, replaça son masque, pressa Consuelo contre son cœur et s’éloigna rapidement.

XXXVII.

Les deux habits que la néophyte trouva étalés dans sa chambre étaient une brillante parure de mariée, et un vêtement de deuil avec tous les signes distinctifs du veuvage. Elle hésita quelques instants. Sa résolution, quant au choix de l’époux, était prise, mais lequel de ces deux costumes témoignerait extérieurement de son intention ? Après un peu de réflexion, elle revêtit l’habit blanc, le voile, les fleurs et les perles de la fiancée. Cet ajustement était d’un goût chaste et d’une élégance extrême. Consuelo fut bientôt prête ; mais en se regardant au miroir encadré de sentences menaçantes, elle n’eut plus envie de sourire comme la première fois. Une pâleur mortelle était sur ses traits, et l’effroi dans son cœur. Quelque parti qu’elle eût résolu de prendre, elle sentait qu’il lui resterait un regret ou un remords, qu’une âme serait brisée par son abandon ; et la sienne éprouvait par avance un déchirement affreux. En voyant ses joues et ses lèvres, aussi blanches que son voile et son bouquet d’oranger, elle craignit également pour Albert et pour Liverani l’aspect d’une émotion si violente, et elle fut tentée de mettre du fard ; mais elle y renonça aussitôt : « Si mon visage ment, pensa-t-elle, mon cœur pourra-t-il donc mentir ? »

Elle s’agenouilla contre son lit, et cachant son visage dans les draperies, elle resta absorbée dans une méditation douloureuse jusqu’au moment où la pendule sonna minuit. Elle se leva aussitôt, et vit un Invisible à masque noir debout derrière elle. Je ne sais quel instinct lui fit présumer que c’était Marcus. Elle ne se trompait pas, et pourtant, il ne se fit point connaître à elle, et se contenta de lui dire d’une voix douce et triste :

« Madame, tout est prêt. Veuillez vous couvrir de ce manteau, et me suivre. »

Consuelo suivit l’Invisible jusqu’au fond du jardin, à l’endroit où le ruisseau se perdait sous l’arcade verdoyante du parc. Là, elle trouva une gondole découverte, toute noire, toute semblable aux gondoles de Venise, et dans le rameur gigantesque qui se tenait à la proue, elle reconnut Karl, qui fit un signe de croix en la voyant.