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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

avec une expression de terreur et de respect religieux :

« — Oui, c’est sa voix, la voix de ma mère !

« — J’ignore qui est ta mère, repris-je effrayée de mon imprudence. Je sais seulement ton nom, parce que les pauvres le connaissent déjà. D’où vient que je t’effraie ? Ta mère est donc morte ?

« — Ils disent qu’elle est morte, répondit-il ; mais ma mère n’est pas morte pour moi.

« — Où vit-elle donc ?

« — Dans mon cœur, dans ma pensée, continuellement, éternellement. J’ai rêvé sa voix, j’ai rêvé ses traits, cent fois, mille fois. »

« Je fus effrayée autant que charmée de cette impérieuse expansion qui le portait ainsi vers moi. Mais je voyais en lui des signes d’égarement. Je vainquis ma tendresse pour le calmer.

« — Albert, lui dis-je, j’ai connu votre mère ; j’ai été son amie. J’ai été chargée par elle de vous parler d’elle un jour, quand vous seriez en âge de comprendre ce que j’ai à vous dire. Je ne suis pas ce que je parais. Je ne vous ai suivi hier et aujourd’hui que pour avoir l’occasion de m’entretenir avec vous. Écoutez-moi donc avec calme, et ne vous laissez pas troubler par de vaines superstitions. Voulez-vous me suivre sous les arcades des Procuraties, qui sont maintenant désertes, et causer avec moi ? Vous sentez-vous assez tranquille, assez recueilli pour cela ?

« — Vous, l’amie de ma mère ! s’écria-t-il. Vous, chargée par elle de me parler d’elle ? Oh ! oui, parlez, parlez ; vous voyez bien que je ne me trompais pas, qu’une voix intérieure m’avertissait ! Je sentais qu’il y avait quelque chose d’elle en vous. Non, je ne suis pas superstitieux, je ne suis pas insensé ; seulement j’ai le cœur plus vivant et plus accessible que bien d’autres à certaines choses que les autres ne comprennent pas et ne sentent pas. Vous comprendrez cela, vous, si vous avez compris ma mère. Parlez-moi donc d’elle ; parlez-moi encore avec sa voix, avec son esprit. »

« Ayant ainsi réussi, quoique imparfaitement, à donner le change à son émotion, je l’emmenai sous les arcades, et je commençai par l’interroger sur son enfance, sur ses souvenirs, sur les principes qu’on lui avait donnés, sur l’idée qu’il se faisait des principes et des idées de sa mère. Les questions que je lui faisais lui prouvaient bien que j’étais au courant des secrets de sa famille, et capable de comprendre ceux de son cœur. Ô ma fille ! quel orgueil enthousiaste s’empara de moi, quand je vis l’amour ardent qu’Albert nourrissait pour moi, la foi qu’il avait dans ma piété et dans ma vertu, l’horreur que lui inspirait la répulsion superstitieuse des catholiques de Riesenburg pour ma mémoire ; la pureté de son âme, la grandeur de son sentiment religieux et patriotique, enfin, tous ces sublimes instincts qu’une éducation catholique n’avait pu étouffer en lui ! Mais, en même temps, quelle douleur profonde m’inspira la précoce et incurable tristesse de cette jeune âme, et les combats qui la brisaient déjà, comme on s’était efforcé de briser la mienne ! Albert se croyait encore catholique. Il n’osait pas se révolter ouvertement contre les arrêts de l’Église. Il avait besoin de croire à une religion constituée. Déjà instruit et méditatif plus que son âge ne le comportait (il avait à peine vingt ans), il avait réfléchi beaucoup sur la longue et funèbre histoire des hérésies, et il ne pouvait se résoudre à condamner certaines de nos doctrines. Forcé pourtant de croire aux égarements des novateurs, si exagérés et si envenimés par les historiens ecclésiastiques, il flottait dans une mer d’incertitudes, tantôt condamnant la révolte, tantôt maudissant la tyrannie, et ne pouvant rien conclure, sinon que des hommes de bien s’étaient égarés dans leurs tentatives de réforme, et que des hommes de sang avaient souillé le sanctuaire en voulant le défendre.

« Il fallait donc porter la lumière dans son esprit, faire la part des fautes et des excès dans les deux camps, lui apprendre à embrasser courageusement la défense des novateurs, tout en déplorant leurs inévitables emportements, l’exhorter à abandonner le parti de la ruse, de la violence et de l’asservissement, tout en reconnaissant l’excellence de certaine mission dans un passé plus éloigné. Je n’eus pas de peine à l’éclairer. Il avait déjà prévu, déjà deviné, déjà conclu avant que j’eusse achevé de prouver. Ses admirables instincts répondaient à mes inspirations ; mais, quand il eut achevé de comprendre, une douleur plus accablante que celle de l’incertitude s’empara de son âme consternée. La vérité n’était donc reconnue nulle part sur la terre ! La loi de Dieu n’était plus vivante dans aucun sanctuaire ! Aucun peuple, aucune caste, aucune école ne pratiquait la vertu chrétienne et ne cherchait à l’éclaircir et à la développer ! Catholiques et protestants avaient abandonné les voies divines ! Partout régnait la loi du plus fort, partout le faible était enchaîné et avili ; le Christ était crucifié tous les jours sur tous les autels érigés par les hommes ! La nuit s’écoula dans cet entretien amer et pénétrant. Les horloges sonnèrent lentement les heures sans qu’Albert songeât à les compter. Je m’effrayais de cette puissance de tension intellectuelle, qui me faisait pressentir chez lui tant de goût pour la lutte et tant de facultés pour la douleur. J’admirais la mâle fierté et l’expression déchirante de mon noble et malheureux enfant ; je me retrouvais en lui tout entière ; je croyais lire dans ma vie passée et recommencer avec lui l’histoire des longues tortures de mon cœur et de mon cerveau ; je contemplais, sur son large front éclairé par la lune, l’inutile beauté extérieure et morale de ma jeunesse solitaire et incomprise ; je pleurais sur lui et sur moi en même temps. Ces plaintes furent longues et déchirantes. Je n’osais pas encore lui livrer les secrets de notre conspiration ; je craignais qu’il ne les comprît pas tout de suite, et que, dans sa douleur, il ne les rejetât comme d’inutiles et dangereux efforts. Inquiète de le voir veiller et marcher si longtemps, je lui promis de lui faire entrevoir un port de salut s’il consentait à attendre, et à se préparer à d’austères confidences ; j’émus doucement son imagination dans l’attente d’une révélation nouvelle, et je le ramenai à l’hôtel où nous demeurions tous deux, en lui promettant un nouvel entretien, que je reculai de plusieurs jours, afin de ne pas abuser de l’excitation de ses facultés.

« Au moment de me quitter, il songea seulement à me demander qui j’étais.

« — Je ne puis vous le dire, lui répondis-je ; je porte un nom supposé ; j’ai des raisons pour me cacher ; ne parlez de moi à personne.

« Il ne me fit jamais d’autres questions, et parut se contenter de ma réponse ; mais sa délicate réserve fut accompagnée d’un autre sentiment étrange comme son caractère, et sombre comme ses habitudes mentales. Il m’a dit, bien longtemps après, qu’il m’avait toujours prise dès lors pour l’âme de sa mère, lui apparaissant sous une forme réelle et avec des circonstances explicables pour le vulgaire, mais surnaturelles en effet. Ainsi, mon cher Albert s’obstinait à me reconnaître en dépit de moi-même. Il aimait mieux inventer un monde fantastique que de douter de ma présence, et je ne pouvais pas réussir à tromper l’instinct victorieux de son cœur. Tous mes efforts pour ménager son exaltation ne servaient qu’à le fixer dans une sorte de délire calme et contenu, qui n’avait ni contradicteur ni confident, pas même moi qui en étais l’objet. Il se soumettait religieusement à la volonté du spectre qui lui défendait de le reconnaître et de le nommer, mais il persistait à se croire sous la puissance d’un spectre.

« De cette effrayante tranquillité qu’Albert portait dès lors dans les égarements de son imagination, de ce courage sombre et stoïque qui lui a fait toujours affronter sans pâlir les fantômes enfantés par son cerveau, résulta pour moi pendant longtemps une erreur funeste. Je ne sus pas l’idée bizarre qu’il se faisait de ma réapparition sur la terre. Je crus qu’il m’acceptait pour une mystérieuse amie de sa défunte mère et de sa propre jeunesse. Je m’étonnai, il est vrai, du peu de curiosité qu’il me témoignait et du peu d’étonnement que lui causait l’assiduité de mes soins : mais ce respect aveugle, cette sou-