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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

ceptibilité nerveuse et du danger des brusques émotions sur une organisation aussi impressionnable. Je sortis pour ne pas céder aux élans de mon amour. J’allai l’attendre sous le portique. J’avais jeté sur mes vêtements, d’ailleurs fort simples et fort sombres, une mante brune dont le capuchon cachait mon visage et me donnait l’aspect d’une femme du peuple de ce pays. Lorsqu’il sortit, je fis involontairement un pas vers lui ; il s’arrêta, et, me prenant pour une mendiante, il prit au hasard une pièce d’or dans sa poche, et me la présenta. Oh ! avec quel orgueil et quelle reconnaissance je reçus cette aumône ! Tenez, Consuelo, c’est un sequin de Venise ; je l’ai fait percer pour y passer une chaîne, et je le porte toujours sur mon sein comme un bijou précieux, comme une relique. Il ne m’a jamais quitté depuis ce jour-là, ce gage que la main de mon enfant avait sanctifié. Je ne fus pas maîtresse de mon transport ; je saisis cette main chérie, et je la portai à mes lèvres. Il la retira avec une sorte d’effroi ; elle était trempée de mes pleurs.



Mais l’apparition d’une femme au milieu de la nuit… (Page 126.)

« — Que faites-vous, femme ? me dit-il d’une voix dont le timbre pur et sonore retentit jusqu’au fond de mes os. Pourquoi me bénissez-vous ainsi pour un si faible don ? Sans doute vous êtes bien malheureuse, et je vous ai donné trop peu. Que vous faut-il pour ne plus souffrir ? Parlez. Je veux vous consoler ; j’espère que je le pourrai. »

« Et il prit dans ses mains, sans le regarder, tout l’or qu’il avait sur lui.

« — Tu m’as assez donné, bon jeune homme, lui répondis-je : je suis satisfaite.

« — Mais pourquoi pleurez-vous, me dit-il, frappé des sanglots qui étouffaient ma voix : vous avez donc quelque chagrin auquel ma richesse ne peut remédier ?

« — Non, repris-je, je pleure d’attendrissement et de joie.

« — De joie ! Il y a donc des larmes de joie ? et de telles larmes pour une pièce d’or ! Ô misère humaine ! Femme, prends tout le reste, je t’en prie ; mais ne pleure pas de joie. Songe à tes frères les pauvres, si nombreux, si avilis, si misérables, et que je ne puis pas soulager tous ! »

« Il s’éloigna en soupirant. Je n’osai pas le suivre, de peur de me trahir. Il avait laissé son or sur le pavé, en me le tendant avec une sorte de hâte de s’en débarras-