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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

permettant à chaque communion de garder ses maîtres, ses institutions et ses rites, on peut constituer, sinon une société, du moins une armée, et, je te l’ai dit, nous ne sommes encore qu’une armée marchant à la conquête d’une terre promise, d’une société idéale. Au point où en est encore la nature humaine, il y a tant de nuances de caractères chez les individus, tant de degrés différents dans la conception du vrai, tant d’aspects variés, ingénieuses manifestations de la riche nature qui créa le génie humain, qu’il est absolument nécessaire de laisser à chacun les conditions de sa vie morale et les éléments de sa force d’action.

« Notre œuvre est grande, notre tâche est immense. Nous ne voulons pas fonder seulement un empire universel sur un ordre nouveau et sur des bases équitables ; c’est une religion que nous voulons reconstituer. Nous sentons bien d’ailleurs que l’un est impossible sans l’autre. Aussi avons-nous deux modes d’action. Un tout matériel, pour miner et faire crouler l’ancien monde par la critique, par l’examen, par la raillerie même, par le voltairianisme et tout ce qui s’y rattache. Le redoutable concours de toutes les volontés hardies et de toutes les passions fortes précipite notre marche dans ce sens-là. Notre autre mode d’action est tout spirituel : il s’agit d’édifier la religion de l’avenir. L’élite des intelligences et des vertus nous assiste dans ce labeur incessant de notre pensée. L’œuvre des Invisibles est un concile que la persécution du monde officiel empêche de se réunir publiquement, mais qui délibère sans relâche et qui travaille sous la même inspiration de tous les points du monde civilisé. Des communications mystérieuses apportent le grain dans l’aire à mesure qu’il mûrit, et le sèment dans le champ de l’humanité à mesure que nous le détachons de l’épi. C’est à ce dernier travail souterrain que tu peux t’associer ; nous te dirons comment quand tu l’auras accepté.

— Je l’accepte, répondit Consuelo d’une voix ferme, et en étendant le bras en signe de serment.

— Ne te hâte point de promettre, femme aux instincts généreux, à l’âme entreprenante. Tu n’as peut-être pas toutes les vertus que réclamerait une telle mission. Tu as traversé le monde ; tu y as déjà puisé les notions de la prudence, de ce qu’on appelle le savoir-vivre, la discrétion, l’esprit de conduite.

— Je ne m’en flatte pas, répondit Consuelo, en souriant avec une fierté modeste.

— Eh bien, tu y as appris du moins à douter, à discuter, à railler, à suspecter.

— À douter, peut-être. Ôtez-moi le doute qui n’était pas dans ma nature, et qui m’a fait souffrir ; je vous bénirai. Ôtez-moi surtout le doute de moi-même, qui me frapperait d’impuissance.

— Nous ne t’ôterons le doute qu’en te développant nos principes. Quant à te donner des garanties matérielles de notre sincérité et de notre puissance, nous ne le ferons pas plus que nous ne l’avons fait jusqu’ici. Que les services rendus te suffisent ; nous t’assisterons toujours dans l’occasion : mais nous ne t’associerons aux mystères de notre pensée et de nos actions que selon la part d’action que nous te donnerons à toi-même. Tu ne nous connaîtras point. Tu ne verras jamais nos traits. Tu ne sauras jamais nos noms, à moins qu’un grand intérêt de la cause ne nous force à en enfreindre la loi qui nous rend inconnus et invisibles à nos disciples. Peux-tu te soumettre et te fier aveuglément à des hommes qui ne seront jamais pour toi que des êtres abstraits, des idées vivantes, des appuis et des conseils mystérieux ?

— Une vaine curiosité pourrait seule me pousser à vouloir vous connaître autrement. J’espère que ce sentiment puéril n’entrera jamais en moi.

— Il ne s’agit point de curiosité, il s’agit de méfiance. La tienne serait fondée selon la logique et la prudence du monde. Un homme répond de ses actions ; son nom est une garantie ou un avertissement ; sa réputation appuie ou dément ses actes ou ses projets. Songes-tu bien que tu ne pourras jamais comparer la conduite d’aucun de nous en particulier avec les préceptes de l’ordre ? Tu devras croire en nous comme à des saints, sans savoir si nous ne sommes pas des hypocrites. Tu devras même peut-être voir émaner de nos décisions des injustices, des perfidies, des cruautés apparentes. Tu ne pourras pas plus contrôler nos démarches que nos intentions. Auras-tu assez de foi pour marcher les yeux fermés sur le bord d’un abîme ?

— Dans la pratique du catholicisme, j’ai fait ainsi dans mon enfance, répondit Consuelo après un instant de réflexion. J’ai ouvert mon cœur et abandonné la direction de ma conscience à un prêtre dont je ne voyais pas les traits derrière le voile du confessionnal, et dont je ne savais ni le nom ni la vie. Je ne voyais en lui que le sacerdoce, l’homme ne m’était rien. J’obéissais au Christ, je ne m’inquiétais pas du ministre. Pensez-vous que cela soit bien difficile ?

— Lève donc la main à présent, si tu persistes.

— Attendez, dit Consuelo. Votre réponse déciderait de ma vie ; mais me permettez-vous de vous interroger une seule, une première et dernière fois ?

— Tu le vois ! déjà tu hésites, déjà tu cherches des garanties ailleurs que dans ton inspiration spontanée et dans l’élan de ton cœur vers l’idée que nous représentons. Parle cependant. La question que tu veux nous faire nous éclairera sur tes dispositions.

— La voici. Albert est-il initié à tous vos secrets ?

— Oui.

— Sans restriction aucune ?

— Sans restriction aucune.

— Et il marche avec vous ?

— Dis plutôt que nous marchons avec lui. Il est une des lumières de notre conseil, la plus pure, la plus divine peut-être.

— Que ne me disiez-vous cela d’abord ? Je n’eusse pas hésité un instant. Conduisez-moi où vous voudrez, disposez de ma vie. Je suis à vous, et je le jure.

— Tu étends la main ! mais sur quoi jures-tu ?

— Sur le Christ dont je vois l’image ici.

— Qu’est-ce que le Christ ?

— C’est la pensée divine, révélée à l’humanité.

— Cette pensée est-elle tout entière dans la lettre de l’Évangile ?

— Je ne le crois pas ; mais je crois qu’elle est tout entière dans son esprit.

— Nous sommes satisfaits de tes réponses, et nous acceptons le serment que tu viens de faire. À présent, nous allons t’instruire de tes devoirs envers Dieu et envers nous. Apprends donc d’avance les trois mots qui sont tout le secret de nos mystères, et qu’on ne révèle à beaucoup d’affiliés qu’avec tant de lenteurs et de précautions. Tu n’as pas besoin d’un long apprentissage ; et cependant, il te faudra quelques réflexions pour en comprendre toute la portée. Liberté, fraternité, égalité : voilà la formule mystérieuse et profonde de l’œuvre des Invisibles.

— Est-ce là, en effet, tout le mystère ?

— Il ne te semble pas que c’en soit un ; mais examine l’état des sociétés, et tu verras que, pour des hommes habitués à être régis par le despotisme, l’inégalité, l’antagonisme, c’est toute une éducation, toute une conversion, toute une révélation, que d’arriver à comprendre nettement la possibilité humaine, la nécessité sociale et l’obligation morale de ce triple précepte : liberté, égalité, fraternité. Le petit nombre d’esprits droits et de cœurs purs qui protestent naturellement contre l’injustice et le désordre des tyrannies saisissent, dès le premier pas, la doctrine secrète. Leurs progrès y sont rapides ; car il ne s’agit plus, avec eux, que de leur enseigner les procédés d’application que nous avons trouvés. Mais, pour le grand nombre, avec les gens du monde, les courtisans et les puissants, imagine ce qu’il faut de précautions et de ménagements pour livrer à leur examen la formule sacrée de l’œuvre immortelle. Il faut s’environner de symboles et de détours ; il faut leur persuader qu’il ne s’agit que d’une liberté fictive et restreinte à l’exercice de la pensée individuelle ; d’une égalité relative, étendue seulement aux membres de