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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

XXX.

Consuelo resta plongée dans une étrange stupeur. Ce qui l’étonnait le plus, ce que le témoignage de ses sens avait peine à lui persuader, ce n’était pas la magnanime conduite d’Albert, ni ses sentiments héroïques, mais la facilité miraculeuse avec laquelle il dénouait lui-même le terrible problème de la destinée qu’il lui avait faite. Était-il donc si aisé à Consuelo d’être heureuse ? était-ce un amour si légitime que celui de Liverani ? Elle croyait avoir rêvé ce qu’elle venait d’entendre. Il lui était déjà permis de s’abandonner à son entraînement pour cet inconnu. Les austères Invisibles en faisaient l’égal d’Albert, par la grandeur d’âme, le courage et la vertu : Albert lui-même la justifiait et la défendait contre le blâme de Trenck. Enfin, Albert et les Invisibles, loin de condamner leur mutuelle passion, les abandonnaient à leur libre choix, à leur invincible sympathie : et tout cela sans combat, sans effort, sans cause de regret ou de remords, sans qu’il en coûtât une larme à personne ! Consuelo, tremblante d’émotion plus que de froid, redescendit dans la salle voûtée, et ranima de nouveau le feu qu’Albert et Trenck venaient de disperser dans l’âtre. Elle regarda la trace de leurs pieds humides sur les dalles poudreuses. C’était un témoignage de la réalité de leur apparition, que Consuelo avait besoin de consulter pour y croire. Accroupie sous le cintre de la cheminée, comme la rêveuse Cendrillon, la protégée des lutins du foyer, elle tomba dans une méditation profonde. Un si facile triomphe sur la destinée ne lui paraissait pas fait pour elle. Cependant aucune crainte ne pouvait prévaloir contre la sérénité merveilleuse d’Albert. C’était là précisément ce que Consuelo pouvait le moins révoquer en doute. Albert ne souffrait pas ; son amour ne se révoltait pas contre sa justice. Il accomplissait avec une sorte de joie enthousiaste le plus grand sacrifice qu’il soit au pouvoir de l’homme d’offrir à Dieu. L’étrange vertu de cet homme unique frappait Consuelo de surprise et d’épouvante. Elle se demandait si un tel détachement des faiblesses humaines était conciliable avec les humaines affections. Cette insensibilité apparente ne signalait-elle pas dans Albert une nouvelle phase de délire ? Après l’exagération des maux qu’entraînent la mémoire et l’exclusivité du sentiment, ne subissait-il pas une sorte de paralysie du cœur et des souvenirs ? Pouvait-il être guéri si vite de son amour, et cet amour était-il si peu de chose, qu’un simple acte de sa volonté, une seule décision de sa logique, pût en effacer ainsi jusqu’à la moindre trace ? Tout en admirant ce triomphe de la philosophie, Consuelo ne put se défendre d’un peu d’humiliation, de voir ainsi détruire d’un souffle cette longue passion dont elle avait été fière à juste titre. Elle repassait les moindres paroles qu’il venait de dire, et l’expression de son visage, lorsqu’il les avait dites, était encore devant ses yeux. C’était une expression que Consuelo ne lui connaissait pas. Albert était aussi changé dans son extérieur que dans ses sentiments. À vrai dire, c’était un homme nouveau ; et si le son de sa voix, si le dessin de ses traits, si la réalité de ses discours n’eussent confirmé la vérité, Consuelo eût pu croire qu’elle voyait à sa place ce prétendu Sosie, ce personnage imaginaire de Trismégiste, que le docteur s’obstinait à vouloir lui substituer. La modification que l’état de calme et de santé avait apportée à l’extérieur et aux manières d’Albert semblait confirmer l’erreur de Supperville. Il avait perdu sa maigreur effrayante, et il semblait grandi, tant sa taille affaissée et languissante s’était redressée et rajeunie. Il avait une autre démarche ; ses mouvements étaient plus souples, son pas plus ferme, sa tenue aussi élégante et aussi soignée qu’elle avait été abandonnée et, pour ainsi dire, méprisée par lui. Il n’y avait pas jusqu’à ses moindres préoccupations qui n’étonnassent Consuelo. Autrefois, il n’eût pas songé à faire du feu ; il eût plaint son ami Trenck d’être mouillé, et il ne se fût pas avisé, tant les objets extérieurs et les soins matériels lui étaient devenus étrangers, de rapprocher les tisons épars sous ses pieds ; il n’eût pas secoué son chapeau avant de le remettre sur sa tête ; il eût laissé la pluie ruisseler sur sa longue chevelure, et il ne l’eût pas sentie. Enfin, il portait une épée, et jamais, auparavant, il n’eût consenti à manier, même en jouant, cette arme de parade, ce simulacre de haine et de meurtre. Maintenant elle ne gênait point ses mouvements ; il en voyait briller la lame devant la flamme, et elle ne lui rappelait point le sang versé par ses aïeux. L’expiation imposée à Jean Ziska, dans sa personne, était un rêve douloureux, qu’un bienfaisant sommeil avait enfin effacé entièrement. Peut-être en avait-il perdu le souvenir en perdant les autres souvenirs de sa vie et son amour, qui semblait avoir été, et n’être plus sa vie même.

Il se passa quelque chose d’incertain et d’inexplicable chez Consuelo, quelque chose qui ressemblait à du chagrin, à du regret, à de l’orgueil blessé. Elle se répétait les dernières suppositions de Trenck sur un nouvel amour d’Albert, et cette supposition lui paraissait vraisemblable. Ce nouvel amour pouvait seul lui donner tant de tolérance et de miséricorde. Ses dernières paroles en emmenant son ami, et en lui promettant un récit, un roman, n’étaient-elle pas la confirmation de ce doute, l’aveu et l’explication de cette joie discrète et profonde dont il paraissait rempli ? « Oui, ses yeux brillaient d’un éclat que je ne leur ai jamais vu, pensa Consuelo. Son sourire avait une expression de triomphe, d’ivresse ; et il souriait, il riait presque, lui à qui le rire semblait inconnu jadis ; il y a eu même comme de l’ironie dans sa voix quand il a dit au baron : « Bientôt tu souriras aussi des éloges que tu me donnes. » Plus de doute, il aime, et ce n’est plus moi. Il ne s’en défend pas, et il ne songe point à se combattre ; il bénit mon infidélité, il m’y pousse, il s’en réjouit, il n’en rougit point pour moi ; il m’abandonne à une faiblesse dont je rougirai seule, et dont toute la honte retombera sur ma tête. Ô ciel ! Je n’étais pas seule coupable, et Albert l’était plus encore ! Hélas ! pourquoi ai-je surpris le secret d’une générosité que j’aurais tant admirée, et que je n’eusse jamais voulu accepter ? Je le sens bien, maintenant il y a quelque chose de saint dans la foi jurée ; Dieu seul qui change notre cœur peut nous en délier. Alors les êtres unis par un serment peuvent peut-être s’offrir et accepter le sacrifice de leurs droits. Mais quand l’inconstance mutuelle préside seule au divorce, il se fait quelque chose d’affreux, et comme une complicité de parricide entre ces deux êtres : ils ont froidement tué dans leur sein l’amour qui les unissait. »

Consuelo regagna les bois aux premières lueurs du matin. Elle avait passé toute la nuit dans la tour, absorbée par mille pensées sombres et chagrines. Elle n’eut pas de peine à retrouver le chemin de sa demeure, quoiqu’elle eût fait ce chemin dans les ténèbres, et que l’empressement de sa fuite le lui eût fait paraître moins long qu’il ne le fut au retour. Elle descendit la colline et remonta le cours du ruisseau jusqu’à la grille, qu’elle franchit adroitement, en marchant sur la bande transversale qui reliait les barreaux par en bas à fleur d’eau. Elle n’était plus ni craintive ni agitée. Peu lui importait d’être aperçue, décidée qu’elle était à tout raconter naïvement à son confesseur. D’ailleurs le sentiment de sa vie passée l’occupait tellement, que les choses présentes ne lui offraient plus qu’un intérêt secondaire. C’est à peine si Liverani existait pour elle. Le cœur humain est ainsi fait : l’amour naissant a besoin de dangers et d’obstacles, l’amour éteint se ranime quand il ne dépend plus de nous de le réveiller dans le cœur d’autrui.

Cette fois les Invisibles surveillants de Consuelo semblèrent s’être endormis, et sa promenade nocturne ne parut avoir été remarquée de personne. Elle trouva une nouvelle lettre de l’inconnu dans son clavecin, aussi tendrement respectueuse que celle de la veille était hardie et passionnée. Il se plaignait qu’elle eût eu peur de lui, il lui reprochait de s’être retranchée dans ses appartements comme si elle eût douté de sa craintive