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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

avancer la loi de Dieu, de disciples fervents, libres de tous préjugés, de tout égoïsme, de toutes passions frivoles, de toutes habitudes mondaines. Descends en toi-même ; peux-tu nous faire tous ces sacrifices ? Peux-tu modeler tes actions et calquer ta vie sur les instincts que tu ressens, et sur les principes que nous te donnerions pour les développer ? Femme, artiste, enfant, oserais-tu répondre que tu peux t’associer à des hommes graves pour travailler à l’œuvre des siècles ?

— Tout ce que vous dites est bien sérieux, en effet, répondit Consuelo, et je le comprends à peine. Voulez-vous me donner le temps d’y réfléchir ? Ne me chassez pas de votre sein sans avoir interrogé mon cœur. J’ignore s’il est digne des lumières que vous y pouvez répandre. Mais quelle âme sincère est indigne de la vérité ? En quoi puis-je vous être utile ? Je m’effraie de mon impuissance. Femme et artiste, c’est-à-dire enfant ! mais pour me protéger comme vous l’avez fait, il faut que vous ayez pressenti en moi quelque chose… Et moi, quelque chose me dit que je ne dois pas vous quitter sans avoir essayé de vous prouver ma reconnaissance. Ne me bannissez donc pas : essayez de m’instruire.

— Nous t’accordons encore huit jours pour faire tes réflexions, reprit le juge en robe rouge qui avait déjà parlé ; mais tu dois auparavant t’engager sur l’honneur à ne pas faire la moindre tentative pour savoir où tu es, et quelles sont les personnes que tu vois ici. Tu dois t’engager également à ne pas franchir l’enceinte réservée à tes promenades, quand même tu verrais les portes ouvertes et les spectres de tes plus chers amis te faire signe. Tu dois n’adresser aucune question aux gens qui te servent, ni à quiconque pourrait pénétrer clandestinement chez toi.

— Cela n’arrivera jamais, répondit vivement Consuelo ; je m’engage, si vous le voulez, à ne jamais recevoir personne sans votre autorisation, et en revanche je vous demande humblement la grâce…

— Tu n’as point de grâce à nous demander, point de conditions à proposer. Tous les besoins de ton âme et de ton corps ont été prévus pour le temps que tu avais à passer ici. Si tu regrettes quelque parent, quelque ami, quelque serviteur, tu es libre de partir. La solitude ou une société réglée comme nous l’entendons sera ton partage chez nous.

— Je ne demande rien pour moi-même ; mais on m’a dit qu’un de vos amis, un de vos disciples ou de vos serviteurs (car j’ignore le rang qu’il occupe parmi vous) subissait à cause de moi un châtiment sévère. Me voici prête à m’accuser des torts qu’on lui impute, et c’est pour cela que j’ai demandé à comparaître devant vous.

— Est-ce une confession sincère et détaillée que tu offres de nous faire ?

— S’il le faut pour qu’il soit absous… quoique ce soit, pour une femme, une étrange torture morale que de se confesser hautement devant huit hommes…

— Épargne-toi cette humiliation. Nous n’aurions aucune garantie de ta sincérité, et d’ailleurs nous n’avions encore tout à l’heure aucun droit sur toi. Ce que tu as dit, ce que tu as pensé il y a une heure, rentre pour nous dans ton passé. Mais songe qu’à partir de cet instant nous sommes les maîtres de sonder les plus secrets replis de ton âme. C’est à toi de garder cette âme assez pure pour être toujours prête à nous la dévoiler sans souffrance et sans honte.

— Votre générosité est délicate et paternelle. Mais il ne s’agit pas de moi seule ici. Un autre expie mes torts. Ne dois-je pas le justifier ?

— Ce soin ne te regarde pas. S’il est un coupable parmi nous, il se disculpera lui-même, non par de vaines défaites et de téméraires allégations, mais par des actes de courage, de dévouement et de vertu. Si son âme a chancelé, nous la relèverons et nous l’aiderons à se vaincre. Tu parles de châtiment rigoureux ; nous n’infligeons que des châtiments moraux. Cet homme, quel qu’il soit, est notre égal, notre frère ; il n’y a chez nous ni maîtres, ni serviteurs, ni sujets, ni princes : de faux rapports t’ont sans doute abusée. Va en paix et ne pèche point. »

À ce dernier mot, l’examinateur agita une sonnette ; les deux hommes noirs masqués et armés rentrèrent, et, replaçant le capuchon sur la tête de Consuelo, ils la reconduisirent au pavillon par les mêmes détours souterrains qu’elle avait suivis pour s’en éloigner.

XXVII.

La Porporina n’ayant plus sujet, d’après le langage bienveillant et paternel des Invisibles, d’être sérieusement inquiète du chevalier, et jugeant que Matteus n’avait pas vu très-clair dans cette affaire, éprouva en quittant ce mystérieux conciliabule, un grand soulagement d’esprit. Tout ce qu’on venait de lui dire flottait dans son imagination comme des rayons derrière un nuage ; et l’inquiétude ni l’effort de la volonté ne la soutenant plus, elle éprouva bientôt en marchant une fatigue insurmontable. La faim se fit sentir assez cruellement, le capuchon gommé l’étouffait. Elle s’arrêta plusieurs fois, fut forcée d’accepter les bras de ses guides pour continuer sa route, et, en arrivant dans sa chambre, elle tomba en faiblesse. Peu d’instants après, elle se sentit ranimée par un flacon qui lui fut présenté, et par l’air bienfaisant qui circulait dans l’appartement. Alors elle remarqua que les hommes qui l’avaient ramenée sortaient à la hâte, tandis que Matteus s’empressait de servir un souper des plus appétissants, et que le petit docteur masqué, qui l’avait mise en léthargie pour l’amener à cette résidence, lui tâtait le pouls et lui prodiguait ses soins. Elle le reconnaissait facilement à sa perruque, et à sa voix qu’elle avait entendue quelque part, sans pouvoir dire en quelle circonstance.

« Cher docteur, lui dit-elle en souriant, je crois que la meilleure prescription sera de me faire souper bien vite. Je n’ai pas d’autre mal que la faim ; mais je vous supplie de m’épargner cette fois le café que vous faites si bien. Je crois que je ne serais plus de force à le supporter.

— Le café préparé par moi, répondit le docteur, est un calmant recommandable. Mais soyez tranquille, madame la comtesse : mon ordonnance ne porte rien de semblable. Aujourd’hui voulez-vous vous fier à moi et me permettre de souper avec vous ? La volonté de Son Altesse est que je ne vous quitte pas avant que vous soyez complètement rétablie, et je pense que, dans une demi-heure, la réfection aura chassé cette faiblesse entièrement.

— Si tel est le bon plaisir de Son Altesse et le vôtre, monsieur le docteur, ce sera le mien aussi d’avoir l’honneur de votre compagnie pour souper, dit Consuelo en laissant rouler son fauteuil par Matteus auprès de la table.

— Ma compagnie ne vous sera pas inutile, reprit le docteur, en commençant à démolir un superbe pâté de faisans, et à découper ces volatiles avec la dextérité d’un praticien consommé. Sans moi, vous vous laisseriez aller à la voracité insurmontable qu’on éprouve après un long jeûne, et vous pourriez vous en mal trouver. Moi qui ne crains pas un pareil inconvénient, j’aurai soin de vous compter les morceaux, tout en les mettant doubles sur mon assiette. »

La voix de ce docteur gastronome occupait Consuelo malgré elle. Mais sa surprise fut grande lorsque, détachant lestement son masque, il le posa sur la table en disant :

« Au diable cette puérilité qui m’empêche de respirer et de sentir le goût de ce que je mange ! »

Consuelo tressaillit en reconnaissant, dans ce viveur de médecin, celui qu’elle avait vu au lit de mort de son mari, le docteur Supperville, premier médecin de la margrave de Bareith. Elle l’avait aperçu de loin à Berlin depuis, sans avoir le courage de le regarder ni de lui parler. En ce moment le contraste de son appétit glouton avec l’émotion et l’accablement qu’elle éprouvait, lui