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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

au comte Albert Podiebrad, dit de Rudolstadt par les prétentions de sa famille ?

— Avant de répondre à cette question, dit Consuelo avec fermeté, je demande à savoir quelle autorité dispose ici de moi, et quelle loi m’oblige à la reconnaître.

— Quelle loi prétendrais-tu donc invoquer ? Est-ce une loi divine ou humaine ? La loi sociale te place encore sous la dépendance absolue de Frédéric ii, roi de Prusse, électeur de Brandebourg, sur les terres duquel nous t’avons enlevée pour te soustraire à une captivité indéfinie, et à des dangers plus affreux encore, tu le sais !

— Je sais, dit Consuelo en fléchissant le genou, qu’une reconnaissance éternelle me lie à vous. Je ne prétends donc invoquer que la loi divine, et je vous prie de me définir celle de la reconnaissance. Me commande-t-elle de vous bénir et de me dévouer à vous du fond de mon cœur ? je l’accepte ; mais si elle me prescrit de manquer, pour vous complaire, aux arrêts de ma conscience, ne dois-je pas la récuser ? Jugez vous-mêmes.

— Puisses-tu penser et agir dans le monde comme tu parles ! Mais les circonstances qui te placent ici dans notre dépendance échappent à tous les raisonnements ordinaires. Nous sommes au-dessus de toute loi humaine, tu as pu le reconnaître à notre puissance. Nous sommes également en dehors de toute considération humaine : préjugés de fortune, de rang et de naissance, scrupules et délicatesse de position, crainte de l’opinion, respect même des engagements contractés avec les idées et les personnes du monde, rien de tout cela n’a de sens pour nous, ni de valeur à nos yeux, alors que réunis loin de l’œil des hommes, et armés du glaive de la justice de Dieu, nous pesons dans le creux de notre main les hochets de votre frivole et craintive existence. Explique-toi donc sans détour devant nous qui sommes les appuis, la famille et la loi vivante de tout être libre. Nous ne t’écouterons pas, que nous ne sachions en quelle qualité tu comparais ici. Est-ce la Zingarella Consuelo, est-ce la comtesse de Rudolstadt qui nous invoque ?

— La comtesse de Rudolstadt, ayant renoncé à tous ses droits dans la société, n’en a aucun à réclamer ici. La Zingarella Consuelo…

— Arrête, et pèse les paroles que tu viens de dire. Si ton époux était vivant, aurais-tu le droit de lui retirer ta foi, d’abjurer son nom, de repousser sa fortune, en un mot, de redevenir la Zingarella Consuelo, pour ménager l’orgueil puéril et insensé de sa famille et de sa caste ?

— Non sans doute.

— Et penses-tu donc que la mort ait rompu à jamais vos liens ? ne dois-tu à la mémoire d’Albert ni respect, ni amour, ni fidélité ? »

Consuelo rougit et se troubla, puis elle redevint pâle. L’idée qu’on allait, comme Cagliostro et le comte de Saint-Germain, lui parler de la résurrection possible d’Albert, et même lui en montrer le fantôme, la remplit d’une telle frayeur, qu’elle ne put répondre.

« Épouse d’Albert Podiebrad, reprit l’examinateur, ton silence t’accuse. Albert est mort tout entier pour toi, et ton mariage n’est à tes yeux qu’un incident de ta vie aventureuse, sans aucune conséquence, sans aucune obligation pour l’avenir. Zingara, tu peux te retirer. Nous ne nous sommes intéressés à ton sort qu’en raison de tes liens avec le plus excellent des hommes. Tu n’étais pas digne de notre amour, car tu ne fus pas digne du sien. Nous ne regrettons pas la liberté que nous t’avons rendue ; toute réparation des maux qu’inflige le despotisme est un devoir et une jouissance pour nous. Mais notre protection n’ira pas plus loin. Dès demain tu quitteras cet asile que nous t’avions donné avec l’espérance que tu en sortirais purifiée et sanctifiée ; tu retourneras au monde : à la chimère de la gloire, à l’enivrement des folles passions. Que Dieu ait pitié de toi ! nous t’abandonnons sans retour. »

Consuelo resta quelques moments atterrée sous cet arrêt. Quelques jours plus tôt, elle ne l’eût pas accepté sans appel ; mais le mot de folles passions qui venait d’être prononcé lui remettait sous les yeux, à cette heure, l’amour insensé qu’elle avait conçu pour l’inconnu, et qu’elle avait accueilli dans son cœur presque sans examen et sans combat.

Elle était humiliée à ses propres yeux, et la sentence des Invisibles lui paraissait méritée jusqu’à un certain point. L’austérité de leur langage lui inspirait un respect mêlé de terreur, et elle ne songeait plus à se révolter contre le droit qu’ils s’attribuaient de la juger et de la condamner, comme un être relevant de leur autorité. Il est rare que, quelle que soit notre fierté naturelle, ou l’irréprochabilité de notre vie, nous ne subissions pas l’ascendant d’une parole grave qui nous accuse au dépourvu, et qu’au lieu de discuter avec elle, nous ne fassions pas un retour sur nous-mêmes pour voir avant tout si nous ne méritons pas ce blâme. Consuelo ne se sentait pas à l’abri de tout reproche, et l’appareil déployé autour d’elle rendait sa position singulièrement pénible. Cependant, elle se rappela promptement qu’elle n’avait pas demandé à comparaître devant ce tribunal sans s’être préparée et résignée à sa rigueur. Elle y était venue, résolue à subir des admonestations, un châtiment quelconque, s’il le fallait, pourvu que le chevalier fût disculpé ou pardonné. Mettant donc de côté tout amour-propre, elle accepta les reproches sans amertume, et médita quelques instants sa réponse.

« Il est possible que je mérite cette dure malédiction, dit-elle enfin ; je suis loin d’être contente de moi. Mais en venant ici je me suis fait des Invisibles une idée que je veux vous dire. Le peu que j’ai appris de vous par la rumeur populaire, et le bienfait de la liberté que je tiens de vous, m’ont fait penser que vous étiez des hommes aussi parfaits dans la vertu que puissants dans la société. Si vous êtes tels que je me plais à le croire, d’où vient que vous me repoussez si brusquement, sans m’avoir indiqué la route à suivre pour sortir de l’erreur et pour devenir digne de votre protection ? Je sais qu’à cause d’Albert de Rudolstadt, le plus excellent des hommes, comme vous l’avez bien nommé, sa veuve méritait quelque intérêt ; mais ne fussé-je pas la femme d’Albert, ou bien eussé-je été en tout temps indigne de l’être, la Zingara Consuelo, la fille sans nom, sans famille et sans patrie, n’a-t-elle pas encore des droits à votre sollicitude paternelle ? Supposez que je sois une grande pécheresse ; n’êtes-vous pas comme le royaume des cieux où la conversion d’un maudit apporte plus de joie que la persévérance de cent élus ? Enfin, si la loi qui vous rassemble et qui vous inspire est une loi divine, vous y manquez en me repoussant. Vous aviez entrepris, dites-vous, de me purifier et de me sanctifier. Essayez d’élever mon âme à la hauteur de la vôtre. Je suis ignorante, et non rebelle. Prouvez-moi que vous êtes saints, en vous montrant patients et miséricordieux, et je vous accepterai pour mes maîtres et mes modèles. »

Il y eut un moment de silence. L’examinateur se retourna vers les juges, et ils parurent se consulter. Enfin l’un d’eux prit la parole et dit :

« Consuelo, tu t’es présentée ici avec orgueil ; pourquoi ne veux-tu pas te retirer de même ? Nous avions le droit de te blâmer, puisque tu venais nous interroger. Nous n’avons pas celui d’enchaîner ta conscience et de nous emparer de ta vie, si tu ne nous abandonnes volontairement et librement l’une et l’autre. Pouvons-nous te demander ce sacrifice ? Tu ne nous connais pas. Ce tribunal dont tu invoques la sainteté est peut-être le plus pervers ou tout au moins le plus audacieux qui ait jamais agi dans les ténèbres contre les principes qui régissent le monde : qu’en sais-tu ? Et si nous avions à te révéler la science profonde d’une vertu toute nouvelle, aurais-tu le courage de te vouer à une étude si longue et si ardue, avant d’en savoir le but ? Nous-mêmes pourrions-nous prendre confiance dans la foi persévérante d’un néophyte aussi mal préparé que toi ? Nous aurions peut-être des secrets importants à te confier, et nous n’en chercherions la garantie que dans tes instincts généreux ; nous les connaissons assez pour croire à ta discrétion : mais ce n’est pas de confidents discrets que nous avons besoin ; nous n’en manquons pas. Nous avons besoin, pour faire