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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

à des travaux incompréhensibles ; mais toute curiosité, de même que toute indiscrétion, était paralysée chez lui par la crainte de châtiments terribles, sur la nature desquels il ne s’expliquait pas. En somme, Consuelo n’apprit rien, sinon qu’il se passait des choses singulières au château, que l’on n’y dormait guère la nuit, que tous les domestiques y avaient vu des esprits, que Matteus lui-même, qui se déclarait hardi et sans préjugés, avait rencontré souvent l’hiver, dans le parc, à des époques où le prince était absent et le château désert, des figures qui l’avaient fait frémir, qui étaient entrées là sans qu’il sût comment et qui en étaient sorties de même. Tout cela ne jetait pas une grande clarté sur la situation de Consuelo. Il lui fallut se résigner à attendre le soir pour envoyer cette nouvelle pétition :

« Quoi qu’il en puisse résulter pour moi, je demande instamment et humblement à comparaître devant le tribunal des Invisibles. »

La journée lui sembla d’une longueur mortelle ; elle s’efforça de maîtriser son impatience et ses inquiétudes en chantant tout ce qu’elle avait composé en prison sur les douleurs et les ennuis de la solitude, et elle termina cette répétition à l’entrée de la nuit par le sublime air d’Almirena dans le Rinaldo de Haendel :

Lascia ch’io pianga
La dura sorte,
E ch’io sospiri
La libertà.

À peine l’eut-elle fini, qu’un violon d’une vibration extraordinaire répéta au-dehors la phrase admirable qu’elle venait de dire, avec une expression aussi douloureuse et aussi profonde que la sienne propre. Consuelo courut à la fenêtre, mais elle ne vit personne, et la phrase se perdit dans l’éloignement. Il lui sembla que cet instrument et ce jeu remarquables ne pouvaient appartenir qu’au comte Albert ; mais elle chassa bientôt cette pensée, comme rentrant dans la série d’illusions pénibles et dangereuses dont elle avait déjà tant souffert. Elle n’avait jamais entendu Albert jouer aucune phrase de musique moderne, et il n’y avait qu’un esprit frappé qui pût s’obstiner à évoquer un spectre chaque fois que le son d’un violon se faisait entendre. Néanmoins cette émotion troubla Consuelo, et la jeta dans de si tristes et si profondes rêveries, qu’elle s’aperçut seulement à neuf heures du soir que Matteus ne lui avait apporté ni à dîner ni à souper, et qu’elle était à jeun depuis le matin. Cette circonstance lui fit craindre que, comme le chevalier, Matteus n’eût été victime de l’intérêt qu’il lui avait marqué. Sans doute, les murs avaient des yeux et des oreilles. Matteus lui avait peut-être trop parlé ; il avait murmuré un peu contre la disparition de Liverani : c’en était assez probablement pour qu’on lui fît partager son sort.

Ces nouvelles anxiétés empêchèrent Consuelo de sentir le malaise de la faim. Cependant la soirée s’avançait, Matteus ne paraissait pas ; elle se risqua à sonner. Personne ne vint. Elle éprouvait une grande faiblesse, et surtout une grande consternation. Appuyée sur le bord de sa croisée, la tête dans ses mains, elle repassait dans son cerveau, déjà un peu troublé par les souffrances de l’inanition, les incidents bizarres de sa vie, et se demandait si c’était le souvenir de la réalité ou celui d’un long rêve, lorsqu’une main froide comme le marbre s’appuya sur sa tête, et une voix basse et profonde prononça ces mots :

« Ta demande est accueillie, suis-moi. »

Consuelo, qui n’avait pas encore songé à éclairer son appartement, mais qui avait, jusque-là, nettement distingué les objets dans le crépuscule, essaya de regarder celui qui lui parlait ainsi. Elle se trouvait tout à coup dans d’aussi épaisses ténèbres que si l’atmosphère était devenue compacte, et le ciel étoilé une voûte de plomb. Elle porta la main à son front privé d’air, et reconnut un capuchon à la fois léger et impénétrable comme celui que Cagliostro lui avait jeté une fois sur la tête sans qu’elle le sentît. Entraînée par une main invisible, elle descendit l’escalier du pavillon ; mais elle ne tarda pas à s’apercevoir qu’il avait plus de degrés qu’elle ne lui en connaissait, et qu’il s’enfonçait dans des caves où elle marcha pendant près d’une demi-heure. La fatigue, la faim, l’émotion et une chaleur accablante ralentissaient de plus en plus ses pas, et, à chaque instant prête à défaillir, elle fut tentée de demander grâce. Mais une certaine fierté, qui lui faisait craindre de paraître reculer devant sa résolution, l’engagea à lutter courageusement. Elle arriva enfin au terme du voyage, et on la fit asseoir. Elle entendit en ce moment un timbre lugubre, comme celui du tam-tam, frapper minuit lentement, et au douzième coup le capuchon fut enlevé de son front baigné de sueur.

Elle fut éblouie d’abord de l’éclat des lumières qui, toutes rassemblées sur un même point vis-à-vis d’elle, dessinaient une large croix flamboyante sur la muraille. Lorsque ses yeux purent supporter cette transition, elle vit qu’elle était dans une vaste salle d’un style gothique, dont la voûte, divisée en arceaux surbaissés, ressemblait à celle d’un cachot profond ou d’une chapelle souterraine. Au fond de cette pièce, dont l’aspect et le luminaire étaient vraiment sinistres, elle distingua sept personnages enveloppés de manteaux rouges, et la face couverte de masques d’un blanc livide, qui les faisaient ressembler à des cadavres. Ils étaient assis derrière une longue table de marbre noir. En avant de la table et sur un gradin plus bas, un huitième spectre, vêtu de noir et masqué de blanc, était également assis. De chaque côté des murailles latérales, une vingtaine d’hommes à manteaux et à masques noirs étaient rangés dans un profond silence. Consuelo se retourna, et vit derrière elle d’autres fantômes noirs. À chaque porte, il y en avait deux debout, une large épée brillante à la main.

En d’autres circonstances, Consuelo se fût peut-être dit que ce cérémonial lugubre n’était qu’un jeu, une de ces épreuves dont elle avait entendu parler à Berlin à propos des loges de francs-maçons. Mais outre que les francs-maçons ne s’érigeaient pas en tribunal, et ne s’attribuaient pas le droit de faire comparaître dans leurs assemblées secrètes des personnes non initiées, elle était disposée, par tout ce qui avait précédé cette scène, à la trouver sérieuse, effrayante même. Elle s’aperçut qu’elle tremblait visiblement, et sans les cinq minutes d’un profond silence où se tint l’assemblée, elle n’eût pas eu la force de se remettre et de se préparer à répondre.

Enfin, le huitième juge se leva et fit signe aux deux introducteurs, qui se tenaient, l’épée à la main, à la droite et à la gauche de Consuelo, de l’amener jusqu’au pied du tribunal, où elle resta debout, dans une attitude de calme et de courage un peu affectés.

« Qui êtes-vous, et que demandez-vous ? » dit l’homme noir sans se lever.

Consuelo demeura quelques instants interdite, enfin elle prit courage et répondit :

« Je suis Consuelo, cantatrice de profession, dite la Zingarella et la Porporina.

— N’as-tu point d’autre nom ? » reprit l’interrogateur.

Consuelo hésita, puis elle dit :

« J’en pourrais revendiquer un autre ; mais je me suis engagée sur l’honneur à ne jamais le faire.

— Espères-tu donc cacher quelque chose à ce tribunal ? Te crois-tu devant des juges vulgaires, élus pour juger de vulgaires intérêts, au nom d’une loi grossière et aveugle ? Que viens-tu faire ici, si tu prétends nous abuser par de vaines défaites ? Nomme-toi, fais-toi connaître pour ce que tu es, ou retire-toi.

— Vous qui savez qui je suis, vous savez sans doute également que mon silence est un devoir, et vous m’encouragerez à y persister. »

Un des manteaux rouges se pencha, fit signe à un des manteaux noirs, et en un instant tous les manteaux noirs sortirent de la salle, à l’exception de l’examinateur, qui resta à sa place et reprit la parole en ces termes :

« Comtesse de Rudolstadt, maintenant que l’examen devient secret, et que vous êtes seule en présence de vos juges, nierez-vous que vous soyez légitimement mariée