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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

sibles encore plus cruelle que bizarre, et un dégoût mortel s’empara de toutes ses facultés. Son magnifique clavecin lui sembla répandre des sons trop éclatants dans ces chambres vides et sonores, et les accents de sa propre voix lui firent peur. Lorsqu’elle se hasardait à chanter, si les premières ombres de la nuit la surprenaient dans cette occupation, elle s’imaginait entendre les échos lui répondre d’un ton courroucé, et croyait voir courir, contre les murs tendus de soie et sur les tapis silencieux, des ombres inquiètes et furtives, qui, lorsqu’elle essayait de les regarder, s’effaçaient et allaient se tapir derrière les meubles pour chuchoter, la railler et la contrefaire. Ce n’étaient pourtant que les brises du soir courant parmi le feuillage qui encadrait ses croisées, ou les vibrations de son propre chant qui frémissaient autour d’elle. Mais son imagination, lasse d’interroger tous ces muets témoins de son ennui, les statues, les tableaux, les vases du Japon remplis de fleurs, les grandes glaces claires et profondes, commençait à se laisser frapper d’une crainte vague, comme celle que produit l’attente d’un événement inconnu. Elle se rappelait le pouvoir étrange attribué aux Invisibles par le vulgaire, les prestiges dont elle avait été environnée par Cagliostro, l’apparition de la femme blanche dans le palais de Berlin, les promesses merveilleuses du comte de Saint-Germain relativement à la résurrection du comte Albert : elle se disait que toutes ces choses inexpliquées émanaient probablement de l’action secrète des Invisibles dans la société et dans sa destinée particulière. Elle ne croyait point à leur pouvoir surnaturel, mais elle voyait bien qu’ils s’attachaient à conquérir les esprits par tous les moyens, en s’adressant soit au cœur, soit à l’imagination, par des menaces ou des promesses, par des terreurs ou des séductions. Elle était donc sous le coup de quelque révélation formidable ou de quelque mystification cruelle, et, comme les enfants poltrons, elle eût pu dire qu’elle avait peur d’avoir peur.

À Spandaw, elle avait roidi sa volonté contre des périls extrêmes, contre des souffrances réelles ; elle avait triomphé de tout avec vaillance ; et puis la résignation lui semblait naturelle à Spandaw. L’aspect sinistre d’une forteresse est en harmonie avec les tristes méditations de la solitude ; au lieu que dans sa nouvelle prison tout semblait disposé pour une vie d’épanchement poétique ou de paisible intimité ; et ce silence éternel, cette absence de toute sympathie humaine en détruisaient l’harmonie comme un monstrueux contre-sens. On eût dit de la délicieuse retraite de deux amants heureux ou d’une élégante famille, riant foyer tout à coup haï et délaissé à cause de quelque rupture douloureuse ou de quelque soudaine catastrophe. Les nombreuses inscriptions qui la décoraient, et qui se trouvaient placées dans tous les ornements, ne la faisaient plus sourire comme d’emphatiques puérilités. C’étaient des encouragements joints à des menaces, des éloges conditionnels corrigés par d’humiliantes accusations. Elle ne pouvait plus lever les yeux autour d’elle sans découvrir quelque nouvelle sentence qu’elle n’avait pas encore remarquée, et qui semblait lui défendre de respirer à l’aise dans ce sanctuaire d’une justice soupçonneuse et vigilante. Son âme s’était affaissée sur elle-même après la crise de son évasion et celle de son amour improvisé pour l’inconnu. L’état léthargique qu’on avait provoqué, sans doute à dessein, chez elle, pour lui cacher la situation de son asile, lui avait laissé une secrète langueur, jointe à l’irritabilité nerveuse qui en est la conséquence. Elle se sentit donc en peu de temps devenir à la fois inquiète et nonchalante, tour à tour effrayée d’un rien et indifférente à tout.

Un soir, elle crut entendre les sons, à peine saisissables, d’un orchestre dans le lointain. Elle monta sur la terrasse, et vit le château resplendissant de lumières à travers le feuillage. Une musique de symphonie, fière et vibrante, parvint distinctement jusqu’à elle. Ce contraste d’une fête et de son isolement l’émut plus qu’elle ne voulait se l’avouer. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait échangé une parole avec des êtres intelligents ou raisonnables ! Pour la première fois de sa vie, elle se fit une idée merveilleuse d’une nuit de concert ou de bal, et, comme Cendrillon, elle souhaita que quelque bonne fée l’enlevât dans les airs et la fit entrer dans le palais enchanté par une fenêtre, fût-ce pour y rester invisible, et y jouir de la vue d’une réunion d’êtres humains animés par le plaisir.

La lune n’était pas encore levée. Malgré la pureté du ciel, l’ombre était si épaisse sous les arbres, que Consuelo pouvait bien s’y glisser sans être aperçue, fût-elle entourée d’invisibles surveillants. Une violente tentation vint s’emparer d’elle, et toutes les raisons spécieuses que la curiosité nous suggère quand elle veut livrer un assaut à notre conscience, se présentèrent en foule à son esprit. L’avait-on traitée avec confiance, en l’amenant endormie et à demi morte dans cette prison dorée, mais implacable ? Avait-on le droit d’exiger d’elle une aveugle soumission, lorsqu’on ne daignait même pas la lui demander ? D’ailleurs, ne voulait-on pas la tenter et l’attirer par le simulacre d’une fête ? Qui sait ? tout était bizarre dans la conduite des Invisibles. Peut-être, en essayant de sortir de l’enclos, allait-elle trouver précisément une porte ouverte, une gondole sur le ruisseau qui entrait du parc dans son jardin par une arcade pratiquée dans la muraille. Elle s’arrêta à cette dernière supposition, la plus gratuite de toutes, et descendit au jardin, résolue de tenter l’aventure. Mais elle n’eut pas fait cinquante pas qu’elle entendit dans les airs un bruit assez semblable à celui que produirait un oiseau gigantesque en s’élevant vers les nues avec une rapidité fantastique. En même temps elle vit autour d’elle une grande lueur d’un bleu livide, qui s’éteignit au bout de quelques secondes, pour se reproduire presque aussitôt avec une détonation assez forte. Consuelo comprit alors que ce n’était ni la foudre ni un météore, mais le feu d’artifice qui commençait au château. Ce divertissement de ses hôtes lui promettait un beau spectacle du haut de la terrasse, et, comme un enfant qui cherche à secouer l’ennui d’une longue pénitence, elle retourna à la hâte vers le pavillon.

Mais, à la clarté de ces longs éclairs factices, tantôt rouges et tantôt bleus, qui embrasaient le jardin, elle vit par deux fois un grand homme noir, debout et immobile à côté d’elle. Elle n’avait pas eu le temps de le regarder, que la bombe lumineuse, retombant en pluie de feu, s’éteignait rapidement, et laissait tous les objets plongés dans une obscurité plus profonde pour les yeux un instant éblouis. Alors Consuelo, effrayée, courait dans un sens opposé à celui où le spectre lui était apparu ; mais, au retour de la lueur sinistre, elle se retrouvait à deux pas de lui. À la troisième fois, elle avait gagné le perron du pavillon ; il était devant elle, lui barrant le passage. Saisie d’une terreur insurmontable, elle fit un cri perçant et chancela. Elle fut tombée à la renverse sur les degrés, si le mystérieux visiteur ne l’eût saisie dans ses bras. Mais à peine eut-il effleuré son front de ses lèvres, qu’elle sentit et reconnut le chevalier, l’inconnu, celui qu’elle aimait, et dont elle se savait aimée.

XXV.

La joie qu’elle éprouva de le retrouver comme un ange de consolation dans cette insupportable solitude fit taire tous les scrupules et toutes les craintes qu’elle avait encore dans l’esprit un instant auparavant, en songeant à lui sans espérance prochaine de le revoir. Elle répondit à son étreinte avec passion ; et, comme il tâchait déjà de se dégager de ses bras pour ramasser son masque noir qui était tombé, elle le retint en s’écriant : « Ne me quittez pas, ne m’abandonnez pas ! » Sa voix était suppliante, ses caresses irrésistibles. L’inconnu se laissa tomber à ses pieds, et, cachant son visage dans les plis de sa robe, qu’il couvrit de baisers, il resta quelques instants comme partagé entre le ravissement et le désespoir ; puis, ramassant son masque et glissant une lettre dans la main de Consuelo, il s’élança dans le