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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

— Ce n’est pas galant. Si c’est ainsi qu’il faisait la cour à madame de Cocceï, je ne m’étonne pas qu’elle n’ait jamais pu le souffrir. Dit-on que cette Porporina ait l’humeur aussi sauvage avec lui ?

— On dit qu’elle est parfaitement modeste, convenable, craintive et triste.

— Eh bien, ce serait le meilleur moyen de plaire au roi. Peut-être est-elle fort habile. Si elle pouvait l’être ! et si l’on pouvait se fier à elle !

— Ne vous fiez à personne, madame, je vous en supplie, pas même à madame de Maupertuis, qui dort si profondément dans ce moment-ci.

— Laisse-la ronfler. Éveillée ou endormie, c’est toujours la même bête… C’est égal, de Kleist, je voudrais connaître cette Porporina, et savoir si l’on peut tirer d’elle quelque chose. Je regrette beaucoup de n’avoir pas voulu la recevoir chez moi, lorsque le roi m’a proposé de me l’amener le matin pour faire de la musique : tu sais que j’avais une prévention contre elle…

— Mal fondée, certainement. Il était bien impossible…

— Ah ! qu’il en soit ce que Dieu voudra ! Le chagrin et l’épouvante m’ont tellement travaillée depuis un an, que les soucis secondaires se sont effacés. J’ai envie de voir cette fille. Qui sait si elle ne pourrait pas obtenir du roi ce que nous implorons vainement ? Je me suis figuré cela depuis quelques jours, et comme je ne pense pas à autre chose qu’à ce que tu sais, en voyant Frédéric s’agiter et s’inquiéter ce soir à propos d’elle, je me suis affermie dans l’idée qu’il y avait là une porte de salut.

— Que Votre Altesse y prenne bien garde… le danger est grand.

— Tu dis toujours cela ; j’ai plus de méfiance et de prudence que toi. Allons, il faudra y penser. Réveille ma chère gouvernante, nous arrivons. »

II.

Pendant que la jeune et belle abbesse[1] se livrait à ses commentaires, le roi entrait sans frapper dans la loge de la Porporina, au moment où elle commençait à reprendre ses esprits.

« Eh bien, Mademoiselle, lui dit-il d’un ton peu compatissant et même peu poli, comment vous trouvez-vous ? Êtes-vous donc sujette à ces accidents-là ? dans votre profession, ce serait un grave inconvénient. Est-ce une contrariété que vous avez eue ? Êtes-vous si malade que vous ne puissiez répondre ? Répondez, vous, Monsieur, dit-il au médecin qui soignait la cantatrice, est-elle gravement malade ?

— Oui, sire, répondit le médecin, le pouls est à peine sensible. Il y a un désordre très-grand dans la circulation, et toutes les fonctions de la vie sont comme suspendues ; la peau est glacée.

— C’est vrai, dit le roi en prenant la main de la jeune fille dans la sienne ; l’œil est fixe, la bouche décolorée. Faites-lui prendre des gouttes d’Hoffmann, que diable ! Je craignais que ce ne fût une scène de comédie, je me trompais. Cette fille est fort malade. Elle n’est ni méchante, ni capricieuse, n’est-ce pas, monsieur Porporino ? Personne ne lui a fait de chagrin ce soir ? Personne n’a jamais eu à se plaindre d’elle, n’est-ce pas ?

— Sire, ce n’est pas une comédienne, répondit Porporino, c’est un ange.

— Rien que cela ! En êtes-vous amoureux ?

— Non, sire, je la respecte infiniment ; je la regarde comme ma sœur.

— Grâce à vous deux et à Dieu, qui ne damne plus les comédiens, mon théâtre va devenir une école de vertu ! Allons, la voilà qui revient un peu. Porporina, est-ce que vous ne me reconnaissez pas ?

— Non, monsieur, répondit la Porporina en regardant d’un air effaré le roi qui lui frappait dans les mains.

— C’est peut-être un transport au cerveau, dit le roi ; vous n’avez pas remarqué qu’elle fût épileptique ?

— Oh ! sire, jamais ! ce serait affreux, répondit le Porporino, blessé de la manière brutale dont le roi s’exprimait sur le compte d’une personne si intéressante.

— Ah ! tenez, ne la saignez pas, dit le roi en repoussant le médecin qui voulait s’armer de sa lancette ; je n’aime pas à voir froidement couler le sang innocent hors du champ de bataille. Vous n’êtes pas des guerriers, vous êtes des assassins, vous autres ! laissez-la tranquille ; donnez-lui de l’air. Porporino, ne la laissez pas saigner ; cela peut tuer, voyez-vous ! Ces messieurs-là ne doutent de rien. Je vous la confie. Ramenez-la dans votre voiture, Pœlnitz ! Enfin vous m’en répondez. C’est la plus grande cantatrice que nous ayons encore eue, et nous n’en retrouverions pas une pareille de si tôt. À propos, qu’est-ce que vous me chanterez demain, monsieur Conciolini ? »

Le roi descendit l’escalier du théâtre avec le ténor en parlant d’autre chose, et alla se mettre à souper avec Voltaire, La Mettrie, d’Argens, Algarotti et le général Quintus Icilius.

Frédéric était dur, violent et profondément égoïste. Avec cela, il était généreux et bon, même tendre et affectueux à ses heures. Ceci n’est point un paradoxe. Tout le monde connaît le caractère à la fois terrible et séduisant de cet homme à faces multiples, organisation compliquée et remplie de contrastes, comme toutes les natures puissantes, surtout lorsqu’elles sont investies du pouvoir suprême, et qu’une vie agitée les développe dans tous les sens.

Tout en soupant, tout en raillant et devisant avec amertume et avec grâce, avec brutalité et avec finesse, au milieu de ces chers amis qu’il n’aimait pas, et de ces admirables beaux-esprits qu’il n’admirait guère, Frédéric devint tout à coup rêveur, et se leva au bout de quelques instants de préoccupation, en disant à ses convives :

« Causez toujours, je vous entends. »

Là-dessus, il passe dans la chambre voisine, prend son chapeau et son épée, fait signe à un page de le suivre, et s’enfonce dans les profondes galeries et les mystérieux escaliers de son vieux palais, tandis que ses convives, le croyant tout près, mesurent leurs paroles et n’osent rien se dire qu’il ne puisse entendre. Au reste, ils se méfiaient tellement (et pour cause) les uns des autres, qu’en quelque lieu qu’ils fussent sur la terre de Prusse, ils sentaient toujours planer sur eux le fantôme redoutable et malicieux de Frédéric.

La Mettrie, médecin peu consulté et lecteur peu écouté du roi, était le seul qui ne connût pas la crainte et qui n’en inspirât à personne. On le regardait comme tout à fait inoffensif, et il avait trouvé le moyen que personne ne pût lui nuire. C’était de faire tant d’impertinences, de folies et de sottises devant le roi, qu’il eût été impossible d’en supposer davantage, et qu’aucun ennemi, aucun délateur n’eût su lui attribuer un tort qu’il ne se fût pas hautement et audacieusement donné de lui-même aux yeux du roi. Il paraissait prendre au pied de la lettre le philosophisme égalitaire que le roi affectait dans sa vie intime avec les sept ou huit personnes qu’il honorait de sa familiarité. À cette époque, après dix ans de règne environ, Frédéric, encore jeune, n’avait pas dépouillé entièrement l’affabilité populaire du prince royal, du philosophe hardi de Remusberg. Ceux qui le connaissaient n’avaient garde de s’y fier. Voltaire, le plus gâté de tous et le dernier venu, commençait à s’en inquiéter et à voir le tyran percer sous le bon prince, le Denys sous le Marc-Aurèle. Mais La Mettrie, soit candeur inouïe, soit calcul profond, soit insouciance audacieuse, traitait le roi avec aussi peu de façons que le roi avait prétendu vouloir l’être. Il ôtait sa cravate, sa perruque, voire ses souliers dans ses appartements, s’étendait sur les sofas, avait son franc parler avec lui, le contredisait ouvertement, se prononçait lestement sur le peu de cas à

  1. On sait que Frédéric donnait des abbayes, des canonicats et des évêchés à ses favoris, à ses officiers et à ses parents protestants. La princesse Amélie ayant refusé obstinément de se marier, avait été dotée par lui de l’abbaye de Quedlimburg, prébende royale qui rapportait cent mille livres de rente, et dont elle porta le titre à la manière des chanoinesses catholiques.