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CONSUELO.

venait d’entendre. C’en était bien assez pour qu’il sût à quoi s’en tenir, et pour qu’il fît son profit des vertueux conseils de Barberigo à son ami. Il dormit à peine deux heures vers le matin, puis il courut à la Corte-Minelli. La porte était encore fermée au verrou, mais à travers les fentes de cette barrière mal close, il put voir Consuelo tout habillée, étendue sur son lit, endormie, avec la pâleur et l’immobilité de la mort. La fraîcheur de l’aube l’avait tirée de son évanouissement, et elle s’était jetée sur sa couche sans avoir la force de se déshabiller. Il resta quelques instants à la contempler avec une inquiétude pleine de remords. Mais bientôt s’impatientant et s’effrayant de ce sommeil léthargique, si contraire aux vigilantes habitudes de son amie, il élargit doucement avec son couteau une fente par laquelle il put passer la lame et faire glisser le verrou. Cela ne réussit pourtant pas sans quelque bruit ; mais Consuelo, brisée de fatigue, n’en fut point éveillée. Il entra donc, referma la porte, et vint s’agenouiller à son chevet, où il resta jusqu’à ce qu’elle ouvrit les yeux. En le trouvant là, le premier mouvement de Consuelo fut un cri de joie ; mais, retirant aussitôt ses bras qu’elle lui avait jetés au cou, elle se recula avec un mouvement d’effroi.

« Tu me crains donc à présent, et, au lieu de m’embrasser, tu veux me fuir ! lui dit-il avec douleur. Ah ! que je suis cruellement puni de ma faute ! Pardonne-moi, Consuelo, et vois si tu dois te méfier de ton ami. Il y a une grande heure que je suis là à te regarder dormir. Oh ! pardonne-moi, ma sœur ; c’est la première et la dernière fois de ta vie que tu auras eu à blâmer et à repousser ton frère. Jamais plus je n’offenserai la sainteté de notre amour par des emportements coupables. Quitte-moi, chasse-moi, si je manque à mon serment. Tiens, ici, sur ta couche virginale, sur le lit de mort de ta pauvre mère, je te jure de te respecter comme je t’ai respectée jusqu’à ce jour, et de ne pas te demander un seul baiser, si tu l’exiges, tant que le prêtre ne nous aura pas bénis. Es-tu contente de moi, chère et sainte Consuelo ? »

Consuelo ne répondit qu’en pressant la tête blonde du Vénitien sur son cœur et en l’arrosant de larmes. Cette effusion la soulagea ; et bientôt après, retombant sur son dur petit oreiller : « Je t’avoue, lui dit-elle, que je suis anéantie ; car je n’ai pu fermer l’œil de toute la nuit. Nous nous étions si mal quittés !

— Dors, Consuelo, dors, mon cher ange, répondit Anzoleto ; souviens-toi de cette nuit où tu m’as permis de dormir sur ton lit, pendant que tu priais et que tu travaillais à cette petite table. C’est à mon tour de garder et de protéger ton repos. Dors encore, mon enfant ; je vais feuilleter ta musique et la lire tout bas, pendant que tu sommeilleras une heure ou deux. Personne ne s’occupera de nous (si on s’en occupe aujourd’hui) avant le soir. Dors donc, et prouve-moi par cette confiance que tu me pardonnes et que tu crois en moi. »

Consuelo lui répondit par un sourire de béatitude. Il l’embrassa au front, et s’installa devant la petite table, tandis qu’elle goûtait un sommeil bienfaisant entremêlé des plus doux songes.

Anzoleto avait vécu trop longtemps dans un état de calme et d’innocence auprès de cette jeune fille, pour qu’il lui fût bien difficile, après un seul jour d’agitation, de reprendre son rôle accoutumé. C’était pour ainsi dire l’état normal de son âme que cette affection fraternelle. D’ailleurs ce qu’il avait entendu la nuit précédente, sous le balcon de Zustiniani, était de nature à fortifier ses résolutions : Merci, mes beaux seigneurs, se disait-il en lui-même ; vous m’avez donné des leçons de morale à votre usage, dont le petit drôle saura profiter ni plus ni moins qu’un roué de votre classe. Puisque la possession refroidit l’amour, puisque les droits du mariage amènent la satiété et le dégoût ; nous saurons conserver pure cette flamme que vous croyez si facile à éteindre. Nous saurons nous abstenir et de la jalousie, et de l’infidélité, et même des joies de l’amour. Illustre et profond Barberigo, vos prophéties portent conseil, et il fait bon d’aller à votre école !

En songeant ainsi, Anzoleto, vaincu à son tour par la fatigue d’une nuit presque blanche, s’assoupit de son côté, la tête dans ses mains et les coudes sur la table. Mais son sommeil fut léger ; et, le soleil commençant à baisser, il se leva pour regarder si Consuelo dormait encore. Les feux du couchant, pénétrant par la fenêtre, empourpraient d’un superbe reflet le vieux lit et la belle dormeuse. Elle s’était fait, de sa mantille de mousseline blanche, un rideau attaché aux pieds du crucifix de filigrane qui était cloué au mur au-dessus de sa tête. Ce voile léger retombait avec grâce sur son corps souple et admirable de proportions ; et dans cette demi-teinte rose, affaissée comme une fleur aux approches du soir, les épaules inondées de ses beaux cheveux sombres sur sa peau blanche et mate, les mains jointes sur sa poitrine comme une sainte de marbre blanc sur son tombeau, elle était si chaste et si divine, qu’Anzoleto s’écria dans son cœur : Ah ! comte Zustiniani ! que ne peux-tu la voir en cet instant, et moi auprès d’elle, gardien jaloux et prudent d’un trésor que tu convoiteras en vain !

Au même instant un faible bruit se fit entendre au dehors ; Anzoleto reconnut le clapotement de l’eau au pied de la masure où était située la chambre de Consuelo. Bien rarement les gondoles abordaient à cette pauvre Corte-Minelli ; d’ailleurs un démon tenait en éveil les facultés divinatoires d’Anzoleto. Il grimpa sur une chaise, et atteignit à une petite lucarne percée près du plafond sur la face de la maison que baignait le canaletto. Il vit distinctement le comte Zustiniani sortir de sa barque et interroger les enfants demi-nus qui jouaient sur la rive. Il fut incertain s’il éveillerait son amie, ou s’il tiendrait la porte fermée. Mais pendant dix minutes que le comte perdit à demander et à chercher la mansarde de Consuelo, il eut le temps de se faire un sang-froid diabolique et d’aller entr’ouvrir la porte, afin qu’on pût entrer sans obstacle et sans bruit ; puis il se remit devant la petite table, prit une plume, et feignit d’écrire des notes. Son cœur battait violemment, mais sa figure était calme et impénétrable.

Le comte entra en effet sur la pointe du pied, se faisant un plaisir curieux de surprendre sa protégée, et se réjouissant de ces apparences de misère qu’il jugeait être les meilleures conditions possibles pour favoriser son plan de corruption. Il apportait l’engagement de Consuelo déjà signé de lui, et ne pensait point qu’avec un tel passe-port il dût essuyer un accueil trop farouche. Mais au premier aspect de ce sanctuaire étrange, où une adorable fille dormait du sommeil des anges, sous l’œil de son amant respectueux ou satisfait, le pauvre Zustiniani perdit contenance, s’embarrassa dans son manteau qu’il portait drapé sur l’épaule d’un air conquérant, et fit trois pas tout de travers entre le lit et la table sans savoir à qui s’adresser. Anzoleto était vengé de la scène de la veille à l’entrée de la gondole.

« Mon seigneur et maître ! s’écria-t-il en se levant enfin comme surpris par une visite inattendue : je vais éveiller ma… fiancée.

— Non, lui répondit le comte, déjà remis de son trouble, et affectant de lui tourner le dos pour regarder Consuelo à son aise. Je suis trop heureux de la voir ainsi. Je te défends de l’éveiller.

— Oui, oui, regarde-la bien, pensait Anzoleto ; c’est tout ce que je demandais. »

Consuelo ne s’éveilla point ; et le comte, baissant la voix, se composant une figure gracieuse et sereine, exprima son admiration sans contrainte.

« Tu avais raison, Zoto, dit-il d’un air aisé ; Consuelo est la première chanteuse de l’Italie, et j’avais tort de douter qu’elle fût la plus belle femme de l’univers.

— Votre seigneurie la croyait affreuse, cependant ? dit Anzoleto avec malice.

— Tu m’as sans doute accusé auprès d’elle de toutes mes grossièretés ? Mais je me réserve de me les faire pardonner par une amende honorable si complète, que tu ne pourras plus me nuire en lui rappelant mes torts.

— Vous nuire, mon cher seigneur ! Ah ! comment le pourrais-je, quand même j’en aurais la pensée ? »