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CONSUELO.

eut véritablement peur de cet ecclésiastique et de son anathème, et s’enfuit éperdue à travers les jardins, tandis que le chanoine, épuisé de cet effort si contraire à ses habitudes de bienveillance et d’enjouement, retomba sur sa chaise, pâle et presque en défaillance.

Tout en s’empressant pour le secourir, Consuelo suivait involontairement de l’œil la démarche agitée et vacillante de la pauvre Corilla. Elle la vit trébucher au bout de l’allée et tomber sur l’herbe, soit qu’elle eût fait un faux pas dans son trouble, soit qu’elle n’eût plus la force de se soutenir. Emportée par son bon cœur, et trouvant la leçon plus cruelle qu’elle n’eût la force de la donner, elle laissa le chanoine aux soins de Joseph, et courut rejoindre sa rivale qui était en proie à une violente attaque de nerfs. Ne pouvant la calmer et n’osant la ramener au prieuré, elle l’empêcha de se rouler par terre et de se déchirer les mains sur le sable. Corilla fut comme folle pendant quelques instants ; mais quand elle eut reconnu la personne qui la secourait, et qui s’efforçait de la consoler, elle se calma et devint d’une pâleur bleuâtre. Ses lèvres contractées gardèrent un morne silence, et ses yeux éteints fixés sur la terre ne se relevèrent pas. Elle se laissa pourtant reconduire jusqu’à sa voiture qui l’attendait à la grille, et y monta soutenue par sa rivale, sans lui dire un seul mot.

« Vous êtes bien mal ? lui dit Consuelo, effrayée de l’altération de ses traits. Laissez-moi vous accompagner un bout de chemin, je reviendrai à pied. »

La Corilla, pour toute réponse, la repoussa brusquement, puis la regarda un instant avec une expression impénétrable. Et tout à coup, éclatant en sanglots, elle cacha son visage dans une de ses mains, en faisant, de l’autre, signe à son cocher de partir et en baissant le store de la voiture entre elle et sa généreuse ennemie.

Le lendemain, à l’heure de la dernière répétition de l’Antigono Consuelo était à son poste et attendait la Corilla pour commencer. Cette dernière envoya son domestique dire qu’elle arriverait dans une demi-heure. Caffariello la donna à tous les diables, prétendit qu’il n’était point aux ordres d’une pareille péronnelle, qu’il ne l’attendrait pas, et fit mine de s’en aller. Madame Tesi, pâle et souffrante, avait voulu assister à la répétition pour se divertir aux dépens de la Corilla ; elle s’était fait apporter un sofa de théâtre, et, allongée dessus, derrière cette première coulisse, peinte en rideau replié, qu’en style de coulisse précisément on appelle manteau d’arlequin, elle calmait son ami, et s’obstinait à attendre Corilla, pensant que c’était pour éviter son contrôle qu’elle hésitait à paraître. Enfin, la Corilla arriva plus pâle et plus languissante que madame Tesi elle-même, qui reprenait ses couleurs et ses forces en la voyant ainsi. Au lieu de se débarrasser de son mantelet et de sa coiffe avec les grands mouvements et l’air dégagé qu’elle se donnait de coutume, elle se laissa tomber sur un trône de bois doré oublié au fond de la scène, et parla ainsi à Holzbaüer d’une voix éteinte :

« Monsieur le directeur, je vous déclare que je suis horriblement malade, que je n’ai pas de voix, que j’ai passé une nuit affreuse… (Avec qui ? demanda languissamment la Tesi à Caffariello.) Et que pour toutes ces raisons, continua la Corilla, il m’est impossible de répéter aujourd’hui et de chanter demain, à moins que je ne reprenne le rôle d’Ismène, et que vous ne donniez celui de Bérénice à une autre.

— Y songez-vous, Madame ? s’écria Holzbaüer frappé comme d’un coup de foudre. Est-ce à la veille d’une représentation, et lorsque la cour en a fixé l’heure, que vous pouvez alléguer une défaite ? C’est impossible, je ne saurais en aucune façon y consentir.

— Il faudra bien que vous y consentiez, répliqua-t-elle en reprenant sa voix naturelle qui n’était pas douce. Je suis engagée pour les seconds rôles, et rien dans mon traité ne me force à faire les premiers. C’est un acte d’obligeance qui m’a portée à les accepter au défaut de la signora Tesi, et pour ne pas interrompre les plaisirs de la cour. Or, je suis trop malade pour tenir ma promesse, et vous ne me ferez point chanter malgré moi.

— Ma chère amie, on te fera chanter par ordre, reprit Caffariello, et tu chanteras mal, nous y étions préparés. C’est un petit malheur à ajouter à tous ceux que tu as voulu affronter dans ta vie ; mais il est trop tard pour t’en repentir. Il fallait faire tes réflexions un peu plus tôt. Tu as trop présumé de tes moyens. Tu feras fiasco ; peu nous importe, à nous autres. Je chanterai de manière à ce qu’on oublie que le rôle de Bérénice existe. La Porporina aussi, dans son petit rôle d’Ismène, dédommagera le public, et tout le monde sera content, excepté toi. Ce sera une leçon dont tu ne profiteras pas, une autre fois.

— Vous vous trompez beaucoup sur mes motifs de refus, répondit la Corilla avec assurance. Si je n’étais malade, je chanterais peut-être le rôle aussi bien qu’une autre ; mais comme je ne peux pas le chanter, il y a quelqu’un ici qui le chantera mieux qu’on ne l’a encore chanté à Vienne, et cela pas plus tard que demain. Ainsi la représentation ne sera pas retardée, et je reprendrai avec plaisir mon rôle d’Ismène, qui ne me fatigue point.

— Vous comptez donc, dit Holzbaüer surpris, que madame Tesi se trouvera assez rétablie demain pour chanter le sien ?

— Je sais fort bien que madame Tesi ne pourra chanter de longtemps, dit la Corilla à haute voix, de manière à ce que, du trône où elle se prélassait, elle pût être entendue de la Tesi, étalée sur son sofa à dix pas d’elle, voyez comme elle est changée ! sa figure est effrayante. Mais je vous ai dit que vous aviez une Bérénice parfaite, incomparable, supérieure à nous toutes, et la voici, ajouta-t-elle en se levant et en prenant Consuelo par la main pour l’attirer au milieu du groupe inquiet et agité qui s’était formé autour d’elle.

— Moi ? s’écria Consuelo qui croyait faire un rêve.

— Toi ! s’écria Corilla en la poussant sur le trône avec un mouvement convulsif. Te voilà reine, Porporina, et te voilà au premier rang ; c’est moi qui t’y place, je te devais cela. Ne l’oublie pas ! »

Dans sa détresse, Holzbaüer, à la veille de manquer à son devoir et d’être forcé peut-être de donner sa démission, ne put repousser ce secours inattendu. Il avait bien vu, d’après la manière dont Consuelo avait fait l’Ismène, qu’elle pouvait faire la Bérénice d’une manière supérieure. Malgré l’éloignement qu’il avait pour elle et pour le Porpora, il ne lui fut permis d’avoir en cet instant qu’une seule crainte : c’est qu’elle ne voulût point accepter le rôle.

Elle s’en défendit, en effet, très-sérieusement ; et, pressant les mains de la Corilla avec cordialité, elle la supplia, à voix basse, de ne pas lui faire un sacrifice qui l’enorgueillissait si peu, tandis que, dans les idées de sa rivale, c’était la plus terrible des expiations, et la soumission la plus épouvantable qu’elle pût s’imposer. Corilla demeura inébranlable dans cette résolution. Madame Tesi, effrayée de cette concurrence sérieuse qui la menaçait, eut bien envie d’essayer sa voix, dût-elle expirer après, car elle était sérieusement indisposée ; mais elle ne l’osa pas. Il n’était pas permis, au théâtre de la cour, d’avoir les caprices auxquels le souverain débonnaire de nos jours, le bon public sait se ranger si patiemment. La cour s’attendait à voir quelque chose de nouveau dans ce rôle de Bérénice : on le lui avait annoncé, et l’impératrice y comptait.

« Allons, décide-toi, dit Caffariello à la Porporina. Voici le premier trait d’esprit que la Corilla ait eu dans sa vie : profitons-en.

— Mais je ne sais point le rôle ; je ne l’ai pas étudié, disait Consuelo ; je ne pourrai pas le savoir demain.

— Tu l’as entendu : donc tu le sais, et tu le chanteras demain, dit enfin le Porpora d’une voix de tonnerre. Allons, point de grimace, et que ce débat finisse. Voilà plus d’une heure que nous perdons à babiller. Monsieur le directeur, faites commencer les violons. Et toi, Bérénice, en scène ! Point de cahier ! à bas ce cahier ! Quand on a répété trois fois, on doit savoir tous les rôles par cœur. Je te dis que tu le sais ! »

No, tutto, o Berenice, chanta la Corilla, redevenue Ismène,

Tu non apri il tuo cor.