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CONSUELO.

cordialement. Ce guide n’avait pas manqué d’ajouter, pour compléter la chronique scandaleuse de la province, que le comte Albert venait de couronner toutes ses extravagances en refusant d’épouser sa noble cousine la belle baronne Amélie de Rudolstadt, pour se coiffer d’une aventurière, médiocrement belle, dont tout le monde devenait amoureux cependant lorsqu’elle chantait, parce qu’elle avait une voix extraordinaire.

Ces deux circonstances étaient trop applicables à Consuelo pour que notre voyageur ne demandât pas le nom de l’aventurière ; et en apprenant qu’elle s’appelait Porporina, il ne douta plus de la vérité. Il rebroussa chemin à l’instant même ; et, après avoir rapidement improvisé le prétexte et le titre sous lesquels il pouvait s’introduire dans ce château si bien gardé, il avait encore arraché quelques médisances à son guide. Le bavardage de cet homme lui avait fait regarder comme certain que Consuelo était la maîtresse du jeune comte, en attendant qu’elle fût sa femme ; car elle avait ensorcelé, disait-on, toute la famille, et, au lieu de la chasser comme elle le méritait, on avait pour elle dans la maison des égards et des soins qu’on n’avait jamais eus pour la baronne Amélie.

Ces détails stimulèrent Anzoleto tout autant et peut-être plus encore que son véritable attachement pour Consuelo. Il avait bien soupiré après le retour de cette vie si douce qu’elle lui avait faite ; il avait bien senti qu’en perdant ses conseils et sa direction, il avait perdu ou compromis pour longtemps son avenir musical ; enfin il était bien entraîné vers elle par un amour à la fois égoïste, profond, et invincible. Mais à tout cela vint se joindre la vaniteuse tentation de disputer Consuelo à un amant riche et noble, de l’arracher à un mariage brillant, et de faire dire, dans le pays et dans le monde, que cette fille si bien pourvue avait mieux aimé courir les aventures avec lui que de devenir comtesse et châtelaine. Il s’amusait donc à faire répéter à son guide que la Porporina régnait en souveraine à Riesenburg, et il se complaisait dans l’espérance puérile de faire dire par ce même homme à tous les voyageurs qui passeraient après lui, qu’un beau garçon étranger était entré au galop dans le manoir inhospitalier des Géants, qu’il n’avait fait que venir, voir et vaincre, et que, peu d’heures ou peu de jours après, il en était ressorti, enlevant la perle des cantatrices à très-haut, très-puissant seigneur le comte de Rudolstadt.

À cette idée, il enfonçait l’éperon dans le ventre de son cheval, et riait de manière à faire croire à son guide que le plus fou des deux n’était pas le comte Albert.

La chanoinesse le reçut avec méfiance, mais n’osa point l’éconduire, dans l’espoir qu’il allait peut-être emmener sa prétendue sœur. Il apprit d’elle que Consuelo était à la promenade, et eut de l’humeur. On lui fit servir à déjeuner, et il interrogea les domestiques. Un seul comprenait quelque peu l’italien, et n’entendit pas malice à dire qu’il avait vu la signora sur la montagne avec le jeune comte. Anzoleto craignit de trouver Consuelo hautaine et froide dans les premiers instants. Il se dit que si elle n’était encore que l’honnête fiancée du fils de la maison, elle aurait l’attitude superbe d’une personne fière de sa position ; mais que si elle était déjà sa maîtresse, elle devait être moins sûre de son fait, et trembler devant un ancien ami qui pouvait venir gâter ses affaires. Innocente, sa conquête était difficile, partant plus glorieuse ; corrompue, c’était le contraire ; et dans l’un ou l’autre cas, il y avait lieu d’entreprendre ou d’espérer.

Anzoleto était trop fin pour ne pas s’apercevoir de l’humeur et de l’inquiétude que cette longue promenade de la Porporina avec son neveu inspirait à la chanoinesse. Comme il ne vit pas le comte Christian, il put croire que le guide avait été mal informé ; que la famille voyait avec crainte et déplaisir l’amour du jeune comte pour l’aventurière, et que celle-ci baisserait la tête devant son premier amant.

Après quatre mortelles heures d’attente, Anzoleto, qui avait eu le temps de faire bien des réflexions, et dont les mœurs n’étaient pas assez pures pour augurer le bien en pareille circonstance, regarda comme certain qu’un aussi long tête-à-tête entre Consuelo et son rival attestait une intimité sans réserve. Il en fut plus hardi, plus déterminé à l’attendre sans se rebuter ; et après l’attendrissement irrésistible que lui causa son premier aspect, il se crut certain, dès qu’il la vit se troubler et tomber suffoquée sur une chaise, de pouvoir tout oser. Sa langue se délia donc bien vite. Il s’accusa de tout le passé, s’humilia hypocritement, pleura tant qu’il voulut, raconta ses remords et ses tourments, en les peignant plus poétiques que de dégoûtantes distractions ne lui avaient permis de les ressentir ; enfin, il implora son pardon avec toute l’éloquence d’un Vénitien et d’un comédien consommé.

D’abord émue au son de sa voix, et plus effrayée de sa propre faiblesse que de la puissance de la séduction, Consuelo, qui depuis quatre mois avait fait, elle aussi, des réflexions, retrouva beaucoup de lucidité pour reconnaître, dans ces protestations et dans cette éloquence passionnée, tout ce qu’elle avait entendu maintes fois à Venise dans les derniers temps de leur malheureuse union. Elle fut blessée de voir qu’il avait répété les mêmes serments et les mêmes prières, comme s’il ne se fût rien passé depuis ces querelles où elle était si loin encore de pressentir l’odieuse conduite d’Anzoleto. Indignée de tant d’audace, et de si beaux discours là où il n’eût fallu que le silence de la honte et les larmes du repentir, elle coupa court à la déclamation en se levant et en répondant avec froideur :

« C’est assez, Anzoleto ; je vous ai pardonné depuis longtemps, et je ne vous en veux plus. L’indignation a fait place à la pitié, et l’oubli de vos torts est venu avec l’oubli de mes souffrances. Nous n’avons plus rien à nous dire. Je vous remercie du bon mouvement qui vous a fait interrompre votre voyage pour vous réconcilier avec moi. Votre pardon vous était accordé d’avance, vous le voyez. Adieu donc, et reprenez votre chemin.

— Moi, partir ! te quitter, te perdre encore ! s’écria Anzoleto véritablement effrayé. Non, j’aime mieux que tu m’ordonnes tout de suite de me tuer. Non, jamais je ne me résoudrai à vivre sans toi. Je ne le peux pas, Consuelo. Je l’ai essayé, et je sais que c’est inutile. Là où tu n’es pas, il n’y a rien pour moi. Ma détestable ambition, ma misérable vanité, auxquelles j’ai voulu en vain sacrifier mon amour, font mon supplice, et ne me donnent pas un instant de plaisir. Ton image me suit partout ; le souvenir de notre bonheur si pur, si chaste, si délicieux (et où pourrais-tu en retrouver un semblable toi-même ?) est toujours devant mes yeux ; toutes les chimères dont je veux m’entourer me causent le plus profond dégoût. Ô Consuelo ! souviens-toi de nos belles nuits de Venise, de notre bateau, de nos étoiles, de nos chants interminables, de tes bonnes leçons et de nos longs baisers ! et de ton petit lit, où j’ai dormi seul, toi disant ton rosaire sur la terrasse ! Est-ce que je ne t’aimais pas alors ? Est-ce que l’homme qui t’a toujours respectée, même durant ton sommeil, enfermé tête à tête avec toi, n’est pas capable d’aimer ? Si j’ai été infâme avec les autres, est-ce que je n’ai pas été un ange auprès de toi ? Et Dieu sait s’il m’en coûtait ! Oh ! n’oublie donc pas tout cela ! Tu disais m’aimer tant, et tu l’as oublié ! Et moi, qui suis un ingrat, un monstre, un lâche, je n’ai pas pu l’oublier un seul instant ! et je n’y veux pas renoncer, quoique tu y renonces sans regret et sans effort ! Mais tu ne m’as jamais aimé, quoique tu fusses une sainte ; et moi je t’adore, quoique je sois un démon.

— Il est possible, répondit Consuelo, frappée de l’accent de vérité qui avait accompagné ces paroles, que vous ayez un regret sincère de ce bonheur perdu et souillé par vous. C’est une punition que vous devez accepter, et que je ne dois pas vous empêcher de subir. Le bonheur vous a corrompu, Anzoleto. Il faut qu’un peu de souffrance vous purifie. Allez, et souvenez-vous de moi, si cette amertume vous est salutaire. Sinon, oubliez-moi, comme je vous oublie, moi qui n’ai rien à expier ni à réparer.

— Ah ! tu as un cœur de fer ! s’écria Anzoleto, surpris