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CONSUELO.

— Il est possible, répondit Consuelo avec un sourire, que l’archange Michel s’en soit mêlé ; car il est certain que je suis venue par le déversoir de la fontaine, que j’ai devancé le torrent à la course, que je me suis crue perdue deux ou trois fois, que j’ai traversé des cavernes et des carrières où j’ai pensé devoir être étouffée ou engloutie à chaque pas ; et pourtant ces dangers n’étaient pas plus affreux que la colère de Zdenko lorsque le hasard ou la Providence m’ont fait retrouver la bonne route. »

Ici, Consuelo, qui s’exprimait toujours en espagnol avec Albert, lui raconta en peu de mots l’accueil que son pacifique Zdenko lui avait fait, et la tentative de l’enterrer vivante, qu’il avait presque entièrement exécutée, au moment où elle avait eu la présence d’esprit de l’apaiser par une phrase singulièrement hérétique. Une sueur froide ruissela sur le front d’Albert en apprenant ces détails incroyables, et il lança plusieurs fois sur Zdenko des regards terribles, comme s’il eût voulu l’anéantir. Zdenko, en les rencontrant, prit une étrange expression de révolte et de dédain. Consuelo trembla de voir ces deux insensés se tourner l’un contre l’autre ; car, malgré la haute sagesse et l’exquisité de sentiments qui inspiraient la plupart des discours d’Albert, il était bien évident pour elle que sa raison avait reçu de graves atteintes dont elle ne se relèverait peut-être jamais entièrement. Elle essaya de les réconcilier en leur disant à chacun des paroles affectueuses. Mais Albert, se levant, et remettant les clefs de son ermilage à Zdenko, lui adressa quelques mots très-froids, auxquels Zdenko se soumit à l’instant même. Il reprit sa lanterne, et s’éloigna en chantant des airs bizarres sur des paroles incompréhensibles.

« Consuelo, dit Albert lorsqu’il l’eut perdu de vue, si ce fidèle animal qui se couche à vos pieds devenait enragé ; oui, si mon pauvre Cynabre compromettait votre vie par une fureur involontaire, il me faudrait bien le tuer ; et croyez que je n’hésiterais pas, quoique ma main n’ait jamais versé de sang, même celui des êtres inférieurs à l’homme… Soyez donc tranquille, aucun danger ne vous menacera plus.

— De quoi parlez-vous, Albert ? répondit la jeune fille inquiète de cette allusion imprévue. Je ne crains plus rien. Zdenko est encore un homme, bien qu’il ait perdu la raison par sa faute peut-être, et aussi un peu par la vôtre. Ne parlez ni de sang ni de châtiment. C’est à vous de le ramener à la vérité et de le guérir au lieu d’encourager son délire. Venez, partons ; je tremble que le jour ne se lève et ne nous surprenne à notre arrivée.

— Tu as raison, dit Albert en reprenant sa route. La sagesse parle par ta bouche, Consuelo. Ma folie a été contagieuse pour cet infortuné, et il était temps que tu vinsses nous tirer de cet abîme où nous roulions tous les deux. Guéri par toi, je tâcherai de guérir Zdenko… Et si pourtant je n’y réussis point, si sa démence met encore ta vie en péril, quoique Zdenko soit un homme devant Dieu, et un ange dans sa tendresse pour moi, quoiqu’il soit le seul véritable ami que j’aie eu jusqu’ici sur la terre… sois certaine, Consuelo, que je l’arracherai de mes entrailles et que tu ne le reverras jamais.

— Assez, assez, Albert ! murmura Consuelo, incapable après tant de frayeurs de supporter une frayeur nouvelle. N’arrêtez pas votre pensée sur de pareilles suppositions. J’aimerais mieux cent fois perdre la vie que de mettre dans la vôtre une nécessité et un désespoir semblables. »

Albert ne l’écoutait point, et semblait égaré. Il oubliait de la soutenir, et ne la voyait plus défaillir et se heurter à chaque pas. Il était absorbé par l’idée des dangers qu’elle avait courus pour lui ; et dans sa terreur en se les retraçant, dans sa sollicitude ardente, dans sa reconnaissance exaltée, il marchait rapidement, faisant retentir le souterrain de ses exclamations entrecoupées, et la laissant se traîner derrière lui avec des efforts de plus en plus pénibles.

Dans cette situation cruelle, Consuelo pensa à Zdenko, qui était derrière elle, et qui pouvait revenir sur ses pas ; au torrent, qu’il tenait toujours pour ainsi dire dans sa main, et qu’il pouvait déchaîner encore une fois au moment où elle remonterait le puits seule et privée du secours d’Albert. Car celui-ci, en proie à une fantaisie nouvelle, semblait la voir devant lui et suivre un fantôme trompeur, tandis qu’il l’abandonnait dans les ténèbres. C’en était trop pour une femme, et pour Consuelo elle-même. Cynabre marchait aussi vite que son maître, et fuyait emportant le flambeau ; Consuelo avait laissé le sien dans la cellule. Le chemin faisait des angles nombreux, derrière lesquels la clarté disparaissait à chaque instant. Consuelo heurta contre un de ces angles, tomba, et ne put se relever. Le froid de la mort parcourut tous ses membres. Une dernière appréhension se présenta rapidement à son esprit. Zdenko, pour cacher l’escalier et l’issue de la citerne, avait probablement reçu l’ordre de lâcher l’écluse après un temps déterminé. Lors même que la haine ne l’inspirerait pas, il devait obéir par habitude à cette précaution nécessaire. C’en est donc fait, pensa Consuelo en faisant de vaines tentatives pour se traîner sur ses genoux. Je suis la proie d’un destin impitoyable. Je ne sortirai plus de ce souterrain funeste ; mes yeux ne reverront plus la lumière du ciel.

Déjà un voile plus épais que celui des ténèbres extérieures s’étendait sur sa vue, ses mains s’engourdissaient, et une apathie qui ressemblait au dernier sommeil suspendait ses terreurs. Tout à coup elle se sent pressée et soulevée dans des bras puissants, qui la saisissent et l’entraînent vers la citerne. Un sein embrasé palpite contre le sien, et le réchauffe ; une voix amie et caressante lui adresse de tendres paroles ; Cynabre bondit devant elle en agitant la lumière. C’est Albert, qui, revenu à lui, l’emporte et la sauve, avec la passion d’une mère qui vient de perdre et de retrouver son enfant. En trois minutes ils arrivèrent au canal où l’eau de la source venait de s’épancher ; ils atteignirent l’arcade et l’escalier de la citerne. Cynabre, habitué à cette dangereuse ascension, s’élança le premier, comme s’il eût craint d’entraver les pas de son maître en se tenant trop près de lui. Albert, portant Consuelo d’un bras et se cramponnant de l’autre à la chaîne, remonta cette spirale au fond de laquelle l’eau s’agitait déjà pour remonter aussi. Ce n’était pas le moindre des dangers que Consuelo eût traversés ; mais elle n’avait plus peur. Albert était doué d’une force musculaire auprès de laquelle celle de Zdenko n’était qu’un jeu, et dans ce moment il était animé d’une puissance surnaturelle. Lorsqu’il déposa son précieux fardeau sur la margelle du puits, à la clarté de l’aube naissante, Consuelo respirant enfin, et se détachant de sa poitrine haletante, essuya avec son voile son large front baigné de sueur.

« Ami, lui dit-elle avec tendresse, sans vous j’allais mourir, et vous m’avez rendu tout ce que j’ai fait pour vous ; mais je sens maintenant votre fatigue plus que vous-même, et il me semble que je vais y succomber à votre place.

— Ô ma petite Zingarella ! lui dit Albert avec enthousiasme en baisant le voile qu’elle appuyait sur son visage, tu es aussi légère dans mes bras que le jour où je t’ai descendue du Schreckenstein pour te faire entrer dans ce château.

— D’où vous ne sortirez plus sans ma permission. Albert, n’oubliez pas vos serments !

— Ni toi les tiens, lui répondit-il en s’agenouillant devant elle. »

Il l’aida à s’envelopper avec le voile et à traverser sa chambre, d’où elle s’échappa furtive pour regagner la sienne propre. On commençait à s’éveiller dans le château. Déjà la chanoinesse faisait entendre à l’étage inférieur une toux sèche et perçante, signal de son lever. Consuelo eut le bonheur de n’être vue ni entendue de personne. La crainte lui fit retrouver des ailes pour se réfugier dans son appartement. D’une main agitée elle se débarrassa de ses vêtements souillés et déchirés, et les cacha dans un coffre dont elle ôta la clef. Elle recouvra la force et la mémoire nécessaires pour faire dispa-