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CONSUELO.

avec trop peu d’estime, c’était douter de votre cœur ; et moi qui n’en doute pas, Albert, je ne vous cache rien.

— Partons ! Consuelo, partons ! dit Albert en jetant précipitamment son manteau sur ses épaules. Je suis un malheureux ! J’ai fait souffrir mon père que j’adore, ma tante que je chéris ! Je suis à peine digne de les revoir ! Ah ! plutôt que de renouveler de pareilles cruautés, je m’imposerais le sacrifice de ne jamais revenir ici ! Mais non, je suis heureux ; car j’ai rencontré un cœur ami, pour m’avertir et me réhabiliter. Quelqu’un enfin m’a dit la vérité sur moi-même, et me la dira toujours, n’est-ce pas, ma sœur chérie ?

— Toujours, Albert, je vous le jure.

— Bonté divine ! et l’être qui vient à mon secours est celui-là seul que je puis écouter et croire ! Dieu sait ce qu’il fait ! Ignorant ma folie, j’ai toujours accusé celle des autres. Hélas ! mon noble père, lui-même, m’aurait appris ce que vous venez de m’apprendre, Consuelo, que je ne l’aurais pas cru ! C’est que vous êtes la vérité et la vie, c’est que vous seule pouvez porter en moi la conviction, et donner à mon esprit troublé la sécurité céleste qui émane de vous.

— Partons, dit Consuelo en l’aidant à agrafer son manteau, que sa main convulsive et distraite ne pouvait fixer sur son épaule.

— Oui, partons, dit-il en la regardant d’un œil attendri remplir ce soin amical ; mais auparavant, jure-moi, Consuelo, que si je reviens ici, tu ne m’y abandonneras pas ; jure que tu viendras m’y chercher encore, fût-ce pour m’accabler de reproches, pour m’appeler ingrat, parricide, et me dire que je suis indigne de ta sollicitude. Oh ! ne me laisse plus en proie à moi-même ! tu vois bien que tu as tout pouvoir sur moi, et qu’un mot de ta bouche me persuade et me guérit mieux que ne feraient des siècles de méditation et de prière.

— Vous allez me jurer, vous, lui répondit Consuelo en appuyant sur ses deux épaules ses mains enhardies par l’épaisseur du manteau, et en lui souriant avec expansion, de ne jamais revenir ici sans moi !

— Tu y reviendras donc avec moi, s’écria-t-il en la regardant avec ivresse, mais sans oser l’entourer de ses bras : jure-le-moi, et moi je fais le serment de ne jamais quitter le toit de mon père sans ton ordre ou ta permission.

— Eh bien, que Dieu entende et reçoive cette mutuelle promesse, répondit Consuelo transportée de joie. Nous reviendrons prier dans votre église, Albert, et vous m’enseignerez à prier ; car personne ne me l’a appris, et j’ai de connaître Dieu un besoin qui me consume. Vous me révélerez le ciel, mon ami, et moi je vous rappellerai, quand il le faudra, les choses terrestres et les devoirs de la vie humaine.

— Divine sœur ! dit Albert, les yeux noyés de larmes délicieuses, va ! je n’ai rien à t’apprendre, et c’est toi qui dois me confesser, me connaître, et me régénérer ! C’est toi qui m’enseigneras tout, même la prière. Ah ! je n’ai plus besoin d’être seul pour élever mon âme à Dieu. Je n’ai plus besoin de me prosterner sur les ossements de mes pères, pour comprendre et sentir l’immortalité. Il me suffit de te regarder pour que mon âme vivifiée monte vers le ciel comme un hymne de reconnaissance et un encens de purification. »

Consuelo l’entraîna ; elle-même ouvrit et referma les portes.

« À moi, Cynabre ! » dit Albert à son fidèle compagnon en lui présentant une lanterne, mieux construite que celle dont s’était munie Consuelo, et mieux appropriée au genre de voyage qu’elle devait protéger.

L’animal intelligent prit d’un air de fierté satisfaite l’anse du fanal, et se mit à marcher en avant d’un pas égal, s’arrêtant chaque fois que son maître s’arrêtait, hâtant ou ralentissant son allure au gré de la sienne, et gardant le milieu du chemin, pour ne jamais compromettre son précieux dépôt en le heurtant contre les rochers et les broussailles.

Consuelo avait bien de la peine à marcher ; elle se sentait brisée ; et sans le bras d’Albert, qui la soutenait et l’enlevait à chaque instant, elle serait tombée dix fois. Ils redescendirent ensemble le courant de la source, en côtoyant ses marges gracieuses et fraîches.

« C’est Zdenko, lui dit Albert, qui soigne avec amour la naïade de ces grottes mystérieuses. Il aplanit son lit souvent encombré de gravier et de coquillages. Il entretient les pâles fleurs qui naissent sous ses pas, et les protège contre ses embrassements parfois un peu rudes. »

Consuelo regarda le ciel à travers les fentes du rocher. Elle vit briller une étoile.

« C’est Aldébaran, l’étoile des Zingari, lui dit Albert. Le jour ne paraîtra que dans une heure.

— C’est mon étoile, répondit Consuelo ; car je suis, non de race, mais de condition, une sorte de Zingara, mon cher comte. Ma mère ne portait pas d’autre nom à Venise, quoiqu’elle se révoltât contre cette appellation, injurieuse, selon ses préjugés espagnols. Et moi j’étais, je suis encore connue dans ce pays-là, sous le titre de Zingarella.

— Que n’es-tu en effet un enfant de cette race persécutée ! répondit Albert : je t’aimerais encore davantage, s’il était possible ! »

Consuelo, qui avait cru bien faire en rappelant au comte de Rudolstadt la différence de leurs origines et de leurs conditions, se souvint de ce qu’Amélie lui avait appris des sympathies d’Albert pour les pauvres et les vagabonds. Elle craignit de s’être abandonnée involontairement à un sentiment de coquetterie instinctive, et garda le silence.

Mais Albert le rompit au bout de quelques instants.

« Ce que vous venez de m’apprendre, dit-il, a réveillé en moi, par je ne sais quel enchaînement d’idées, un souvenir de ma jeunesse, assez puéril, mais qu’il faut que je vous raconte, parce que, depuis que je vous ai vue, il s’est présenté plusieurs fois à ma mémoire avec une sorte d’insistance. Appuyez-vous sur moi davantage, pendant que je vous parlerai, chère sœur.

« J’avais environ quinze ans ; je revenais seul, un soir, par un des sentiers qui côtoient le Schreckenstein, et qui serpentent sur les collines, dans la direction du château. Je vis devant moi une femme grande et maigre, misérablement vêtue, qui portait un fardeau sur ses épaules, et qui s’arrêtait de roche en roche pour s’asseoir et reprendre haleine. Je l’abordai. Elle était belle, quoique hâlée par le soleil et flétrie par la misère et le souci. Il y avait sous ses haillons une sorte de fierté douloureuse ; et lorsqu’elle me tendit la main, elle eut l’air de commander à ma pitié plutôt que de l’implorer. Je n’avais plus rien dans ma bourse, et je la priai de venir avec moi jusqu’au château, où je pourrais lui offrir des secours, des aliments, et un gîte pour la nuit.

« — Je l’aime mieux ainsi, me répondit-elle avec un accent étranger que je pris pour celui des vagabonds égyptiens ; car je ne savais pas à cette époque les langues que j’ai apprises depuis dans mes voyages. Je pourrai, ajouta-t-elle, vous payer l’hospitalité que vous m’offrez, en vous faisant entendre quelques chansons des divers pays que j’ai parcourus. Je demande rarement l’aumône ; il faut que j’y sois forcée par une extrême détresse.

« — Pauvre femme ! lui dis-je, vous portez un fardeau bien lourd ; vos pauvres pieds presque nus sont blessés. Donnez-moi ce paquet, je le porterai jusqu’à ma demeure, et vous marcherez plus librement.

« — Ce fardeau devient tous les jours plus pesant, répondit-elle avec un sourire mélancolique qui l’embellit tout à fait ; mais je ne m’en plains pas. Je le porte depuis plusieurs années, et j’ai fait des centaines de lieues avec lui sans regretter ma peine. Je ne le confie jamais à personne ; mais vous avez l’air d’un enfant si bon, que je vous le prêterai jusque là-bas.

« À ces mots, elle ôta l’agrafe du manteau qui la couvrait tout entière, et qui ne laissait passer que le manche de sa guitare. Je vis alors un enfant de cinq à six ans, pâle et hâlé comme sa mère, mais d’une physionomie douce et calme qui me remplit le cœur d’attendrissement. C’était une petite fille toute déguenillée, maigre, mais forte, et qui dormait du sommeil des anges