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LÉLIA.

bord de l’abîme, pourquoi tenter sur moi de vains efforts, pourquoi me donner des conseils dont je ne puis profiter et des exemples qui sont au-dessus de mes forces ? Quel plaisir trouvez-vous à m’étaler vos richesses, à me montrer de quelle puissance vous êtes doués, de quels efforts vous êtes capables ? Hommes forts, hommes héroïques ! vases d’élection ! saints qui êtes sortis d’un galérien et d’un prêtre ! vous, forçat, qui avez assumé sur votre tête tous les châtiments de la vie sociale ; vous, moine, qui avez résumé dans quelques années de votre vie intérieure toutes les tortures de l’âme ; vous deux, qui avez souffert tout ce que les hommes peuvent souffrir, la satiété et la privation ; l’un brisé par les coups, l’autre par le jeûne ; vous voici pourtant debout et le front levé vers le ciel, tandis que moi je rampe comme l’enfant prodigue au milieu des animaux immondes, c’est-à-dire des appétits grossiers et des vices impurs ! Eh bien, laissez-moi mourir dans ma fange, et ne venez pas tourmenter mon agonie par le spectacle de votre ascension glorieuse vers les cieux. C’est ainsi que les amis de Job venaient vanter leur prospérité à la victime étendue sur le fumier. Laissez-moi, laissez-moi ! Gardez bien vos trésors, de peur que votre orgueil ne les dépense. Que la sagesse et l’humilité veillent à la garde de vos conquêtes ! Préservez-vous du désir puéril de les montrer à ceux qui n’ont rien ; car, dans sa colère, le pauvre haineux et jaloux pourrait cracher sur ces richesses et les ternir. Trenmor, votre gloire n’est peut-être pas aussi réelle, aussi éclatante que vous l’imaginez. Ma raison amère pourrait peut-être trouver une explication triviale au triomphe de la volonté sur des passions amorties, sur des désirs effacés ou repus. Magnus, prenez garde, votre foi n’est peut-être pas si affermie que je ne puisse l’ébranler d’un regard moqueur ou d’un doute audacieux. La victoire remportée par l’esprit sur les tentations de la chair n’est peut-être pas si complète, que je ne puisse vous faire rougir et pâlir encore en prononçant un nom de femme… Allez, allez prier ; allumez l’encens devant l’autel de la Vierge, et baissez la tête sur le pavé de vos églises. Allez composer des traités sur la mortification et la résignation, mais laissez-moi jouir des derniers jours qui me restent. Dieu, qui ne m’a pas, comme vous, favorisé d’une organisation supérieure, n’a mis à ma portée que des réalités communes, que des plaisirs vulgaires : j’en veux user jusqu’au bout. N’ai-je pas, moi aussi, fait un pas immense dans le chemin de la raison depuis que nous nous sommes quittés ? En voyant que je ne pouvais atteindre au ciel, ne me suis-je pas mis à marcher sur la terre sans humeur et sans dédain ? N’ai-je pas accepté la vie telle qu’elle m’était destinée ? Et, lorsque j’ai senti au dedans de moi une ardeur inquiète et rebelle, des ambitions vagues et fantasques, des désirs irréalisables, n’ai-je pas tout fait pour les éteindre et les dompter ? J’ai pris un autre moyen que vous, mes frères, voilà tout. Je me suis calmé par l’abus, tandis que vous vous êtes guéris par le cilice et l’abstinence. Il fallait à d’aussi grandes âmes que les vôtres ces moyens violents, ces expiations austères ; l’usage des choses humaines n’eût pas suffi à rompre vos caractères d’airain, à épuiser vos forces surnaturelles. Mais toutes ces choses étaient à la taille de Sténio. Il s’y est livré sans rougir, il s’en est assouvi sans ingratitude ; et maintenant, si son corps s’est trouvé trop faible pour ses appétits, si la phtisie s’est emparée de ce chétif enfant du plaisir, c’est que Dieu ne l’avait pas destiné à compter de longs jours sur la terre, c’est qu’il n’était propre à faire ni un soldat, ni un prêtre, ni un joueur, ni un savant, ni un poëte. Il y a des plantes réservées à mourir aussitôt après avoir fleuri, des hommes que Dieu ne condamne pas à un long exil parmi les autres hommes. Voyez, mon père, vous voici chauve comme moi ; vos mains sont desséchées, votre poitrine rétrécie, vos genoux débiles, votre respiration courte ; voici votre barbe qui grisonne, et vous n’avez pas trente ans. Votre agonie sera peut-être un peu plus lente que la mienne ; peut-être me survivrez-vous toute une année. Eh bien ! n’avons-nous pas réussi tous deux à vaincre nos passions, à refroidir nos sens ? Nous voici sortis du creuset épurés et réduits, n’est-ce pas, mon père ? Je suis plus amoindri que vous encore : c’est que l’épreuve a été plus forte et plus sûre, c’est que je touche au but, c’est que j’ai fini de terrasser l’ennemi. Peut-être eussiez-vous aussi bien fait de prendre les mêmes moyens que moi : c’étaient les plus courts. Mais n’importe, vous n’en arriverez pas moins à la souffrance et à la mort. Donnons-nous la main, nous sommes frères. Vous étiez grand, j’étais misérable ; vous étiez une nature vigoureuse, moi une nature pauvre, mais les tombes, qui bientôt vont s’ouvrir pour nous, n’en hériteront pas moins l’une ou l’autre d’un peu de poussière. »

Magnus, qui pendant les paroles de Sténio s’était troublé plusieurs fois et avait levé les yeux vers le ciel avec une expression d’effroi et de détresse, prit en cet instant une attitude plus calme et plus assurée.

« Jeune homme, lui dit-il, nous ne finirons pas avec cette chétive enveloppe, et notre âme ne sera pas donnée en pâture aux vers du tombeau. Pensez-vous que Dieu tienne un compte égal entre nous ? N’y aura-t-il pas au jour du jugement des miséricordes plus grandes pour celui qui aura mortifié sa chair et prié dans les larmes, une justice plus sévère pour celui qui aura plié le genou devant les idoles et bu aux sources empoisonnées du péché ?

— Qu’en savez-vous, mon père ? dit Sténio. Tout ce qui est contraire aux lois de la nature est peut-être abominable devant le Seigneur. Quelques-uns ont osé le dire dans ce siècle d’examen philosophique, et je suis de ceux-là. Mais je vous épargnerai ces lieux communs. Je me bornerai à vous faire une question. La voici : si demain, au lever du jour, après vous être endormi dans les larmes et la prière, vous veniez à vous réveiller dans les bras d’une femme apportée à votre chevet par la malice des esprits de ténèbres ; après la surprise, la frayeur la lutte, la victoire, l’exorcisme, tout ce que vous éprouveriez et feriez (je n’en doute-pas), dites-moi, iriez-vous bien dire la messe un instant après et toucher le corps du Christ sans la moindre terreur ?

— Avec la grâce de Dieu, répondit Magnus, peut-être mes mains seraient-elles restées assez pures pour toucher l’hostie sainte. Néanmoins, je ne voudrais pas l’oser sans m’être auparavant purifié par la pénitence.

— Fort bien, mon père. Vous voyez bien que vous êtes moins purifié que moi ; car je pourrais à présent dormir toute une nuit à côté de la plus belle femme du monde sans éprouver autre chose pour elle que du dégoût et de l’aversion. En vérité, vous avez perdu votre temps à jeûner et à prier ; vous n’avez rien fait, puisque la chair peut encore épouvanter l’esprit, et que le vieil homme peut encore troubler la conscience de l’homme nouveau. Vous avez bien réussi à creuser votre estomac, à irriter votre cerveau, à déranger la combinaison harmonieuse de vos organes ; mais vous n’avez pas réduit comme moi votre corps à un rôle passif, vous n’en êtes pas venu au point de subir l’épreuve dont je parle et d’aller immédiatement communier sans confession. Vous n’avez obtenu pour résultat qu’un lent suicide physique, c’est-à-dire une action que votre religion condamne comme un crime affreux, et vous êtes sous l’empire des mauvais désirs comme aux premiers jours de votre pénitence. Dieu ne vous a pas bien secondé, mon père ! »

L’ermite se leva, et, se redressant de toute la hauteur de sa grande taille affaissée, il regarda le ciel encore une fois ; puis, posant ses deux mains sur son front dans une affreuse anxiété, il s’écria :

« Serait-il vrai, ô mon Dieu ! m’aurais-tu refusé les secours et le pardon ? M’aurais-tu abandonné à l’esprit du mal ? Te serais-tu retiré de moi sans vouloir prêter l’oreille à mes sanglots, à mes cris suppliants ? Aurais-je souffert en vain, et toute cette vie de combats et de torture serait-elle perdue ? Non, s’écria-t-il encore avec enthousiasme en élevant ses longs bras grêles hors de ses manches de bure, je ne le croirai pas, je ne me laisserai pas décourager par les paroles impies de cet enfant