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LÉLIA.

avec effort du fond de ton cerveau. Je me souviens du temps où tu improvisais douze strophes sans nous faire languir. Mais tu baisses, Sténio. Ta maîtresse et ta muse sont également lasses de toi. »

Sténio ne lui répondit que par un regard de mépris ; puis, frappant sur la table, il reprit d’une voix plus assurée :

Qu’on m’apporte un flacon, que ma coupe remplie
Déborde, et que ma lèvre, en plongeant dans la lie
de ce flot radieux,
S’altère, se dessèche et redemande encore
Une chaleur nouvelle à ce vin qui dévore,
Et qui m’égale aux Dieux.
Sur mes yeux éblouis qu’un voile épais descende !
Que ce flambeau confus pâlisse ! et que j’entende,
Au milieu de la nuit,
Le choc retentissant de vos coupes heurtées,
Comme sur l’Océan les vagues agitées
Par le vent qui s’enfuit !
Si mon regard se lève au milieu de l’orgie,
Si ma lèvre tremblante et d’écume rougie
Va cherchant un baiser,
Que mes désirs ardents sur les épaules nues
De ces femmes d’amour, pour mes plaisirs venues,
Ne puissent s’apaiser.

« Sténio, tu pâlis ! s’écria Marino : c’est assez chanter, ou tu rendras le dernier soupir à la dernière strophe.

— Cesse de m’interrompre, s’écria Sténio avec colère, ou je t’enfonce ton verre dans la gorge. »

Puis il essuya la sueur qui coulait de son front, et d’une voix mâle et pleine, qui contrastait avec ses traits exténués et la pâleur bleuâtre qui se répandait sur son visage enflammé, il reprit en se levant :

Ou si Dieu me refuse une mort fortunée,
De gloire et de bonheur à la fois couronnée ;
Si je sens mes désirs,
D’une rage impuissante immortelle agonie.
Comme un pâle reflet d’une flamme ternie,
Survivre à mes plaisirs ;
De mon maître jaloux insultant le caprice.
Que ce vin généreux abrège le supplice
Du corps qui s’engourdit ;
Dans un baiser d’adieu que mes lèvres s’étreignent,
Qu’en un sommeil glacé tous mes désirs s’éteignent,
Et que Dieu soit maudit !

En achevant cette phrase, Sténio devint livide, sa main chancela et laissa tomber la coupe qu’il portait à ses lèvres. Il essaya de jeter un regard de triomphe sur ses compagnons étonnés de son courage et ravis des mâles accords qu’il avait su tirer encore de sa poitrine épuisée. Mais le corps ne put résister à ce combat forcené avec la volonté. Il s’affaissa, et Sténio, saisi d’une prostration nouvelle, tomba par terre sans connaissance ; sa tête frappa contre la chaise de Pulchérie, dont la robe fut rougie de son sang. Aux cris de la Zinzolina, les autres courtisanes accoururent. En les voyant revenir éblouissantes de parure et de beauté, personne ne songea plus à Sténio. Pulchérie, aidée de son page et de Trenmor, transporta Sténio sous les ombrages du jardin, près d’une fontaine qui jaillissait dans le plus beau marbre de Carrare.

« Laissez-moi seul avec lui, dit Trenmor à la courtisane ; c’est à moi qu’il appartient désormais. »

La Zinzolina, bonne et insouciante créature, déposa un baiser sur les lèvres froides de Sténio, le recommanda à Dieu et à Trenmor, soupira profondément en s’éloignant, et retourna au banquet, ou la joie régnait désormais plus vive et plus bruyante.

« Une autre fois, dit Marino à la Zinzolina en lui rendant sa coupe, tu ne prêteras plus, j’espère, cette belle coupe à ton ivrogne de Sténio. C’est un ouvrage de Cellini : elle a failli être gâtée dans sa chute. »

XLVII.

CLAUDIA.

Lorsque Sténio reprit connaissance, il reçut avec dédain les soins empressés de son ami.

« Pourquoi sommes-nous seuls ici ? lui dit-il. Pourquoi nous a-t-on mis dehors comme des lépreux ?

— Vous ne devez plus retourner parmi les compagnons de l’orgie, lui dit Trenmor, car ceux-là même vous méprisent et vous rejettent. Vous avez tout perdu, tout gâté ; vous avez abandonné Dieu, vous avez usé et mené à bout toutes les choses humaines. Il ne vous reste plus que l’amitié dans le sein de laquelle un refuge vous est toujours ouvert.

— Et que fera pour moi l’amitié ? dit Sténio avec amertume ; n’est-ce pas elle qui, la première, s’est lassée de moi et s’est déclarée impuissante pour mon bonheur ?

— C’est vous qui l’avez repoussée, c’est vous qui avez méconnu et renié ses bienfaits. Malheureux enfant ! revenez à nous, revenez à vous-même. Lélia vous rappelle ; si vous abjurez vos erreurs, Lélia les oubliera…

— Laissez-moi, dit Sténio avec colère, ne prononcez jamais devant moi le nom de cette femme. C’est son influence maudite qui a corrompu ma confiante jeunesse ; c’est son infernale ironie qui m’a ouvert les yeux et m’a montré la vie dans sa nudité, dans sa laideur. Ne me parlez pas de cette Lélia ; je ne la connais plus, j’ai oublié ses traits. Je sais à peine si je l’ai aimée jadis. Cent ans se sont écoulés depuis que je l’ai quittée. Si je la voyais maintenant, je rirais de pitié en songeant que j’ai possédé cent femmes plus belles, plus jeunes, plus naïves, plus ardentes, et qui m’ont rassasié de plaisir. Pourquoi irais-je désormais plier le genou devant cette idole aux flancs de marbre ? Quand j’aurais le regard embrasé de Pygmalion et le bon vouloir des dieux pour l’animer, qu’en ferais-je ? Que me donnerait-elle de plus que les autres ? Il fut un temps où je croyais à des joies infinies, à des ravissements célestes. C’est dans ses bras que je rêvais la béatitude suprême, l’extase des anges aux pieds du Très-Saint. Mais aujourd’hui, je ne crois plus ni aux cieux, ni aux anges, ni à Dieu, ni à Lélia. Je connais les joies humaines ; je ne peux plus m’en exagérer la valeur. C’est Lélia elle-même qui a pris soin de m’éclairer. J’en sais assez désormais ; j’en sais plus qu’elle ! Qu’elle ne me rappelle donc pas, car je lui rendrais tout le mal qu’elle m’a fait, et je serais trop vengé !

— Ton amertume me rassure, ta colère me plaît, dit Trenmor. Je craignais de te trouver insensible au souvenir du passé. Je vois qu’il t’irrite profondément, et que la résistance de Lélia est restée dans ta mémoire comme une incurable blessure. Dieu soit béni ! Sténio n’a perdu que la santé physique ; son âme est encore pleine d’énergie et d’avenir.

— Philosophe superbe, railleur stoïque, s’écria Sténio avec fureur, êtes-vous venu ici pour insulter à mon agonie, ou prenez-vous un plaisir imbécile à déployer votre calme impassible devant mes tourments ? Retournez d’où vous venez, et laissez-moi mourir au sein du bruit et de l’ivresse. Ne venez pas mépriser les derniers efforts d’une âme flétrie peut-être par ses égarements, mais non pas avilie par la compassion d’autrui. »

Trenmor baissa la tête et garda le silence. Il cherchait des mots qui pussent adoucir l’aigreur de cette fierté sauvage, et son cœur était abreuvé de tristesse. Son austère visage perdit sa sérénité habituelle, et des larmes vinrent mouiller ses paupières.

Sténio s’en aperçut, et, malgré lui, se sentit ému. Leurs regards se rencontrèrent ; ceux de Trenmor exprimaient tant de douleur, que Sténio vaincu s’abandonna à un sentiment de pitié envers lui-même. La raillerie et l’indifférence au sein desquelles il vivait depuis longtemps l’avaient habitué à rougir de ses souffrances. Quand il sentit l’amitié amollir son cœur, il fut comme surpris et subjugué un instant, et se jeta dans les bras de Trenmor avec effusion. Mais bientôt il eut honte de ce mouvement, et, se levant tout à coup, il aperçut une femme enveloppée d’une longue mante vénitienne qui s’enfonçait dans l’ombre des berceaux. C’était la princesse Claudia, suivie de sa gouvernante affidée, qui se dirigeait vers un des pavillons du jardin.