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LÉLIA.

XLV.

Il est des situations heureusement bien rares où l’amitié ne peut rien pour nous. Quiconque ne peut être à soi-même son unique médecin, ne mérite pas que Dieu lui donne la force de guérir. Il est possible que je souffre plus que vous ne pensez ; mais il est certain que je ne souffre pas lâchement, et qu’il n’y a rien de puéril ni de présomptueux dans la détermination que j’ai prise. Je veux simplement rester ici comme un malade dans un hospice, pour y suivre un régime nouveau. On se donne bien de la peine et on s’impose bien des privations pour guérir le corps ; on peut bien, je pense, en faire autant pour guérir l’âme lorsqu’elle est menacée de maladie mortelle. Il y a longtemps que je m’égare dans un dédale plein de bruits confus et d’ombres trompeuses. Il faut que je m’enferme dans une cellule, que je me cherche sous des ombrages mystérieux, jusqu’à ce que je me sois retrouvée ; et alors, dans un jour de puissance et de santé, je prendrai un parti. C’est alors que je vous consulterai avec la déférence qu’on doit à l’amitié ; c’est alors que vous pourrez juger ma situation et prononcer avec sagesse sur mon avenir. Aujourd’hui, votre sollicitude ne vous servirait qu’à m’égarer. Que pouvez-vous savoir de moi, puisque je n’en sais rien moi-même, sinon que j’ai la volonté de m’étudier et de me connaître ? Quand un nuage sombre traverse un jour pur, vous pouvez prévoir de quel côté éclatera l’orage ; mais quand des vents contraires croisent les nuées dans les ténèbres, vous êtes forcé, pour vous diriger, d’attendre que le soleil se lève.

Il m’est cruel de ne pas vous serrer la main au moment où vous allez affronter des dangers que j’envie ; mais il me serait plus cruel encore de vous voir sans vous parler avec abandon ; je ne sais même pas si cela me serait possible, et j’ai la certitude que je sortirais brisée d’un entretien où votre prudence, peut être trop éclairée, détruirait le faible espoir que j’ai conçu. Vous êtes un homme d’action, Valmarina, bien plus qu’un homme de délibération. Vous vous êtes fait à grands coups de hache un large chemin, et vous ne comprenez pas toujours les obstacles qui arrêtent les autres dans des sentiers inextricables. Vous avez un but dans la vie ; si j’étais homme, j’en aurais un aussi, et, quelque périlleux qu’il fût, j’y marcherais avec calme. Mais vous ne vous souvenez pas assez que je suis femme et que ma carrière est limitée à de certains termes infranchissables. Il fallait me contenter de ce qui fait l’orgueil et la joie des autres femmes ; je l’eusse fait si je n’avais pas eu le malheur d’avoir un esprit sérieux et d’aspirer à des affections que je n’ai pas trouvées. J’ai jugé trop sagement les hommes et les choses de mon temps : je n’ai pu m’y attacher. J’ai senti le besoin d’aimer, car mon cœur s’était développé en raison de mon esprit, mais ma raison et ma fierté m’ont défendu de céder à ce besoin. Il eût fallu rencontrer un homme d’exception qui m’acceptât pour son égale en même temps que pour sa compagne, pour son amie en même temps que pour son amante. Ce bonheur ne m’est point échu ; et, si j’y aspirais de nouveau, il faudrait le chercher. Chercher, en amour, veut dire essayer ; vous savez que cela est impossible pour une femme qui ne veut pas courir la chance de s’avilir ; c’est déjà trop de deux amours malheureux dans sa vie. Quand le second n’a pas réparé les mécomptes du premier, il faut bien qu’elle sache renoncer à l’amour, il faut bien qu’elle sache trouver sa gloire et son repos dans l’abstinence. Or l’abstinence lui difficile et douloureuse dans le monde. La société lui refuse les grandes occupations de l’esprit et l’exercice des passions politiques. L’éducation première, dont elle est victime, la rend presque toujours impropre aux travaux de la science, et le préjugé en outre lui rend toute action publique impossible ou ridicule. On lui permet de cultiver les arts ; mais les émotions qu’ils excitent ne sont pas sans danger, l’austérité des mœurs est peut-être plus difficile à un caractère ascétique qu’à tout autre. L’amour, considéré sous ses rapports grossiers, n’est qu’une tentation dont on est à moitié délivré quand on rougit de l’éprouver ; on peut le surmonter sans souffrance morale. L’amour, considéré comme l’idéal de la vie, ne laisse point de repos à ceux qui en sont privés. C’est l’âme qui est attaquée dans son plus divin sanctuaire par de nobles instincts, par de magnifiques désirs. Elle ne pourra chercher à les satisfaire qu’en se donnant le change, en se laissant abuser par de fausses apparences et de menteuses promesses ; sous chacun de ses pas s’ouvrira un abîme. Lente à sortir du premier, attachée par sa nature même à de funestes illusions, elle retombera dans un second, dans un troisième, jusqu’à ce que, brisée dans ses chutes, épuisée par ses combats, elle succombe et s’anéantisse. Parmi les femmes corrompues, j’en ai vu peu qui le fussent par besoin des sens (à celles-là un époux jeune et stupide peut suffire) ; beaucoup, au contraire, avaient cédé à des besoins de cœur que l’esprit ne dirigeait pas et que la volonté ne savait pas vaincre. Si Pulchérie est devenue une courtisane, c’est qu’elle est ma sœur, c’est qu’elle a malgré elle ressenti l’influence du spiritualisme, c’est qu’elle a cherché un amant parmi les hommes avant d’avoir tous les hommes pour amants.

En réduisant les femmes à l’esclavage pour se les conserver chastes et fidèles, les hommes se sont étrangement trompés. Nulle vertu ne demande plus de force que la chasteté, et l’esclavage énerve. Les hommes le savent si bien qu’ils ne croient à la force d’aucune femme. Je n’ai pu vivre parmi eux, vous le savez, sans être soupçonnée et calomniée, de préférence à toute autre. Je ne pourrais me placer sous la protection de votre amitié fraternelle sans que la calomnie dénaturât la nature de nos relations. Je suis lasse de lutter en public et de supporter les outrages à visage découvert. La pitié m’offenserait plus encore que l’aversion ; c’est pourquoi je ne chercherai jamais à me faire connaître, et je boirai mon calice dans le secret de mes nuits mélancoliques. Il est temps que je me repose, et que je cherche Dieu dans ses mystiques sanctuaires pour lui demander s’il n’a fait pour les femmes rien de plus que les hommes. J’ai déjà essayé la solitude, et j’ai été forcée d’y renoncer. Dans les ruines du monastère de ***, j’ai failli perdre la raison ; dans le désert des montagnes, j’ai craint de perdre la sensibilité. Entre l’aliénation et l’idiotisme, j’ai dû chercher le tumulte et la distraction. La coupe où j’essayais de m’enivrer s’est brisée sur mes lèvres. Je crois que l’heure du désabusement et de la résignation est enfin venue. J’étais trop jeune pour rester au Monteverdor il y a quelques jours ; aujourd’hui je serais trop vieille pour y retourner. J’avais encore trop d’espérance : je n’en ai plus assez. Il faut que je trouve une solitude où rien du dehors ne parle plus à mon cœur, mais où le son de la voix humaine frappe de temps en temps mon oreille. L’homme peut s’affranchir des passions ; mais il ne rompt pas impunément toute sympathie avec son semblable. La vie physique est un fardeau qu’il doit maintenir dans son équilibre, s’il veut conserver dans un équilibre égal les facultés de son intelligence. La solitude absolue détruit promptement la santé. Elle est contraire à la nature, car l’homme primitif est éminemment sociable, et les animaux intelligents ne subsistent que par l’association des besoins et des travaux qui les soulagent. Ainsi, en ne me croyant point propre à la retraite, je faisais injure à mon esprit ; je ne comprenais pas que mon corps seul se révoltait contre les privations exagérées, contre les intempéries du climat, contre la diète exténuante, contre l’absence du spectacle de la vie extérieure. Le mouvement des êtres animés, l’échange de la parole, la seule audition de certains sons humains, la régularité et la communauté des habitudes les plus vulgaires, sont peut-être une nécessité pour la conservation de la vie animale, dans notre siècle surtout, au sortir des habitudes d’un bien-être et d’un mouvement excessifs.