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LÉLIA.

sions et de méchants instincts. Vous vous trompiez : j’allais vers un but ; la foudre est tombée, elle a emporté le chemin et le but tout ensemble. Laissez-moi le temps de soulever quelques débris qui ont roulé jusque sur moi et de m’écarter de ce chemin maudit.

— Il y a plus d’un chemin, mais il n’y a qu’un but pour vous, dit Valmarina. Vous croyez que la solitude peut vous y conduire ; mais méfiez-vous de la colère pour compagnon de voyage. Si le regret venait à vous atteindre un jour, quel que fût votre calme extérieur, quel que fût le triomphe de votre amour-propre, cet orgueil dont vous faites votre palladium, et que je respecte en vous parce que je l’ai vu être le mobile de vos meilleures actions, cet orgueil auquel vous sacrifiez tout serait-il pleinement satisfait ?

— Cela se passerait entre Dieu et moi. Lui seul serait témoin de ma souffrance, et mon orgueil s’arrête à lui…

— Dieu ! Oui, sans doute ; mais croyez-vous bien en lui, Lélia ?

— Si j’y crois ! Et ne voyez-vous pas que je ne puis rien aimer sur la terre ! Expliquez-vous cela comme l’explique peut-être le chaste Sténio à l’heure qu’il est, en commentant avec Zinzolina les causes de ma froideur ? Ceux qui n’ont pas d’autre dieu que leur corps ne conçoivent pas d’autre cause d’abstinence qu’une impuissance physique. Qu’est-ce que l’exigence des facultés exquises ? qu’est-ce que le besoin de l’idéale beauté ? qu’est-ce que la soif d’un amour sublime aux yeux du vulgaire ? Lorsque de passagères lueurs d’enthousiasme l’éclairent par hasard, ce n’est que l’effet d’une violente excitation des nerfs, d’une réaction toute mécanique des sens sur le cerveau. Toute créature, si médiocre qu’elle soit, peut inspirer ou ressentir ce délire d’un instant et le prendre pour l’amour. L’intelligence et l’aspiration du grand nombre ne vont pas au delà. L’être qui aspire à des joies toujours nobles, à des plaisirs toujours vivement et saintement sentis, à une continuelle association de l’amour moral à l’amour physique, est un ambitieux destiné à un bonheur immense ou à une éternelle douleur. Il n’y a pas de milieu pour ceux qui font un dieu de l’amour. Il leur faut le sanctuaire d’une affection immense comme la leur pour célébrer leurs divins mystères ; mais qu’ils n’espèrent jamais connaître le plaisir au lupanar ! Or l’amour des hommes est devenu un lupanar jusque sous le toit conjugal. La plupart d’entre eux sont à une femme pure ce qu’une prostituée est à un jeune homme chaste. Le jeune homme a le droit de mépriser la prostituée, de la chasser de ses bras aussitôt qu’elle a satisfait un besoin dont il rougit lui-même. D’où vient donc qu’on refuse aux femmes pures la faculté de sentir le dégoût et le droit de le manifester aux hommes impurs qui les trompent ? Plus vils cent fois que les courtisanes qui ne promettent que le plaisir, ne promettent-ils pas l’amour, ces hommes souillés ? Or, une femme fière ne peut connaître le plaisir sans l’amour : c’est pourquoi elle ne trouvera ni l’un ni l’autre dans les bras de la plupart des hommes. Quant à ceux-ci, il leur est bien moins facile de répondre à nos instincts nobles et d’alimenter nos généreux désirs que de nous accuser de froideur. Ces âmes ascétiques, disent-ils, habitent toujours des êtres imparfaits. La dernière fille publique a plus de charme pour eux que la plus pure des vierges. La fille publique est la véritable épouse, la véritable amante des hommes de cette génération ; elle est à leur hauteur. Prêtresse de la matière, elle a étouffé tout ce qu’il y avait dans la femme de divinement humain, pour y développer des instincts excessifs empruntés à la brute. Elle n’est ni orgueilleuse ni importune ; elle n’exige que ce que de tels hommes peuvent donner, de l’or. Ah ! je te remercie, mon Dieu ! Tu as voulu qu’un dernier voile tombât de devant mes yeux, et que ces vérités hideuses dont je voulais douter encore me fussent démontrées claires comme la lumière de ton soleil par Sténio lui-même, par celui que j’appelais déjà mon amant, par celui que je croyais pur entre tous les enfants des hommes. Tu as permis qu’un profond abattement plongeât mon âme dans les ténèbres pendant quelque temps, et que la souffrance obscurcît mon entendement au point de me faire douter de l’éternelle vérité. Démence, mensonge, sagesse, sophisme, amour divin, négation impie, chasteté, désordre, tous les éléments d’erreur et de vérité, de grandeur et d’abjection, ont tournoyé et flotté confusément dans le chaos de mon imagination. Il y a eu dans l’abîme de ma pensée des orages terribles et des naufrages imminents ! J’ai tout remis en question, j’ai failli essayer de tout, et je n’ai trouvé dans cet abandon de ma volonté, dans cette abdication de ma raison, que souffrance toujours plus vive, isolement toujours plus solennel. Alors j’ai tendu les bras vers toi dans mon angoisse, et tu m’as fait voir la corruption de la nature humaine dans ses causes et dans ses effets. Tu m’as fait savoir que nul homme (pas même Sténio) ne méritait cet amour dont le foyer était en moi. Tu m’as donné une forte leçon : tu as voulu que toute la douleur et toute l’humiliation qui remplissent la vie des femmes vulgaires me fussent révélées en un instant, que l’ongle impur de la jalousie me fît au cœur une légère blessure et en tirât quelques gouttes de mon sang comme un stigmate d’expiation et de châtiment. J’ai regretté un instant de ne pas être une courtisane ; et, pour mon éternel enseignement, j’ai vu sous mes yeux une courtisane l’emporter sur moi au premier baiser. Merci, mon Dieu ! de m’avoir humiliée à ce point ; car en même temps j’ai vu que ce n’était pas là ma destinée. Non, non ! mon plaisir et ma gloire ne sont pas là et ce ne sont pas des plaintes, ce sont des bénédictions que je t’adresserai désormais. J’ai été ingrate, ô souveraine perfection ! j’avais ton image dans le cœur, et j’ai cherché i’infini dans la créature. J’ai voulu te retirer mon culte pour le donner à des idoles de chair et de sang. J’ai cru qu’entre toi et moi il fallait un intermédiaire, un prêtre, et que ce prêtre serait l’homme. Je me suis trompée ; je ne puis avoir d’autre amant que toi ; et tout ce qui se placerait entre nous, loin de m’unir à toi par le bonheur et la reconnaissance, m’en éloignerait par le dégoût et la déception. Ah ! vous me demandez, Valmarina, si je crois en Dieu ! il faut bien que j’y croie, puisque je l’aime d’un amour insensé, puisque le feu de cette passion insatiable dévore ma poitrine, puisque je ne puis nier sa providence sans que mon sang se glace dans mes veines et sans que ma vie se flétrisse comme on fruit atteint de la gelée. Il faut bien que je croie en lui, puisque je ne vis que d’amour, tout en n’aimant aucune créature faite à mon image ; puisque je ne puis me résigner au commandement d’aucun autre pouvoir que le ciel. Et toi, Sténio, comment as-tu pu être assez aveugle pour songer à m’aimer ? Comment as-tu osé tenter d’être le rival de Dieu, de remplir une vie qui n’est qu’une fureur, une extase, un embrassement, une querelle et un raccommodement d’amante jalouse et absolue de la Divinité ? C’est à toi qu’il faut renvoyer l’épithète d’orgueilleux, car tu as voulu être Dieu toi-même : tu as espéré de moi les mêmes colères, les mêmes larmes, les mêmes imprécations, les mêmes désirs et les mêmes transports que j’ai pour lui. Pauvre enfant ! tu m’as bien mal connue. Tu as été bien peu poëte, malgré tous tes vers. Tu as bien peu compris ce que c’est que l’idéal, puisque tu as cru qu’un souffle mortel pouvait en effacer l’image dans le miroir de mon âme !

— Tout ce que vous dites est palpitant et délirant d’orgueil, ô ma chère Lélia ! dit Valmarina avec un affectueux sourire, en lui tendant la main pour descendre du rocher ; mais j’aime à vous entendre parler comme vous faites ; car je vous retrouve, et telle que je vous connais rien de ce qui est en vous ne m’effraie. D’ailleurs l’amitié vraie est l’acceptation complète et absolue d’un être par un autre ; j’aime donc vos défauts. Quand je m’inquiète, quand je vous interroge, c’est quand je vous vois sortir de votre voie, et faire les actions d’une autre personne. C’est alors que je ne vous reconnais plus, et que, vous voyant devenir timide, incertaine et douce comme les femmes qu’on aime et qu’on gouverne, je m’imagine que vous êtes perdue, que la plus folle et la meilleure créature de Dieu n’existe plus.»