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LÉLIA.

obscurs que mon œil ne peut sonder. Mais du jour où tu m’aimeras, Lélia, je te saurai tout entière ; car, tu ne l’ignores pas, et, si jeune que je sois dans la vie, j’ai le droit de l’affirmer, l’amour, comme la religion, révèle et illumine bien des voies cachées que la raison ne soupçonne pas. Du jour où nos deux âmes s’uniraient dans une sainte communion, Dieu nous montrerait l’un à l’autre : je lirais dans ta conscience aussi clairement que dans la mienne ; je te prendrais par la main, et je redescendrais avec toi dans tes jours évanouis ; je compterais les épines qui t’ont blessée, j’apercevrais sous tes cicatrices le sang qui a ruisselé, et je les presserais de mes lèvres, comme s’il coulait encore.

Gardez votre amitié pour Trenmor, votre amitié lui suffit ; car il est fort, il est purifié par l’expiation, il marche d’un pas ferme et sait le but de son pèlerinage. Mais moi, je n’ai pas la volonté qui fait la grandeur et l’énergie du rôle viril ; je n’ai pas l’égoïsme invulnérable qui soumet à ses desseins les passions qui le gênent, les intérêts qui l’embarrassent, les destinées jalouses qui encombrent sa route. Je n’ai jamais nourri au fond du cœur que des désirs élevés, mais irréalisables. Je me suis complu dans le spectacle des grandes choses, et j’ai souhaité que leur société intime et familière ne manquât jamais à mes rêveries. J’ai vécu dans l’admiration des caractères supérieurs, et j’ai senti frémir au dedans de moi-même le besoin impérieux de les imiter et de les suivre ; mais, errant sans relâche de désir en désir, mes solitaires méditations, mes prières ferventes n’ont jamais obtenu du Dieu qui m’a créé la force d’accomplir ce que j’avais convoité, ce que j’avais couvé sous l’aile de mes rêves.

C’est pourquoi, ô Lélia ! je ne puis douter sans impiété, je ne puis nier sans blasphème que Dieu ne vous ait créée pour éclairer ma route, qu’il ne vous ait choisie parmi ses anges de prédilection pour me conduire au terme marqué d’avance dans ses décrets éternels.

Je remets entre vos mains, non pas le soin entier de ma destinée, car vous avez la vôtre à réaliser, et c’est pour vos forces un assez lourd fardeau ; mais ce que je vous demande, ô Lélia ! c’est de me laisser vous obéir, c’est de souffrir que ma vie se modèle sur la vôtre, c’est de permettre à mes journées de s’emplir de travail ou de repos, de mouvement ou d’étude, au gré de vos desseins, qui, je le sais, ne seront jamais de frivoles caprices.

À ces humbles prières, que vous aviez devinées cent fois dans mes regards, vous avez répondu par la raillerie et la déception. C’est à vous que je ralliais mes dernières espérances, c’est en vous que je m’étais réfugié. Si vous me manquez, ô Lélia ! que deviendrai-je ?

XXXIX.

Peut-être, Sténio, que j’ai eu tort envers vous ; mais ce tort n’est pas celui que vous me reprochez, et celui dont vous m’accusez, je n’en suis pas coupable. Je ne vous ai pas trompé, je n’ai pas voulu me jouer de vous ; j’ai eu peut-être quelques instants de mépris, quelques bouffées de colère à cause de vous et à côté de vous ; mais c’était contre la nature humaine, non pas contre vous, pur enfant, que j’étais irritée.

Ce n’est point pour vous humilier, encore moins pour vous décourager de la vie, que je vous ai jeté dans les bras de Pulchérie. Je n’ai pas même cherché à vous donner une leçon. Quel triomphe pourrais-je goûter à l’emporter par ma froide raison sur votre candeur inexpérimentée ? Vous souffriez, vous aspiriez à la réalisation fatale de votre avenir : j’ai voulu vous satisfaire, vous délivrer des tourments d’une attente vague et d’une ignorante inquiétude. Maintenant est-ce ma faute si, dans votre imagination riche et féconde, vous aviez attribué à ces choses plus de valeur qu’elles n’en ont ? Est-ce ma faute si votre âme, comme la mienne, comme celle de tous les hommes, possède des facultés immenses pour le désir, et si vos sens sont bornés pour la joie ? Suis-je responsable de l’impuissance misérable de l’amour physique à calmer et à guérir l’ardeur exaltée de vos rêves ?

Je ne puis ni vous haïr ni vous mépriser pour avoir subi à mes pieds le délire des sens. Il ne dépendait pas de votre âme de dépouiller le cadre grossier où Dieu l’a exilée. Et vous étiez trop jeune, trop ignorant pour discerner les vrais besoins de cette âme poétique et sainte des aspirations menteuses de la matière. Vous avez pris pour un besoin du cœur ce qui n’était qu’une fièvre du cerveau. Vous avez confondu le plaisir avec le bonheur. Nous faisons tous de même avant de connaître la vie, avant de savoir qu’il n’est pas donné à l’homme de réaliser l’un par l’autre.

Cette leçon, ce n’est pas moi, c’est la destinée qui vous la donne. Pour moi, dont le cœur maternel était glorieux de votre amour, j’ai dû me refuser à l’humiliante complaisance de vous la donner ; et, si dans les bras d’une femme vous deviez rencontrer votre première déception, j’ai eu le droit de vous remettre aux bras de celle qui voulait vous la fournir.

Mais d’ailleurs quelle profanation ai-je donc commise en vous livrant aux caresses d’une femme belle et jeune, qui, en vous prenant, s’est donnée à vous sans dégradation, sans marché ? Pulchérie n’est point une courtisane vulgaire. Ses passions ne sont pas feintes, son âme n’est pas sordide. Elle s’inquiète peu des engagements imaginaires d’un amour durable. Elle n’adore qu’un Dieu, et ne sacrifie qu’à lui : ce dieu, c’est le plaisir. Mais elle a su le revêtir de poésie, d’une chasteté cynique et courageuse. Vos sens appelaient le plaisir qu’elle vous a donné. Pourquoi mépriser Pulchérie parce qu’elle vous a satisfait ?

À mesure que je vis, je ne puis me refuser à reconnaître que les idées adoptées par la jeunesse sur l’exclusive ardeur de l’amour, sur la possession absolue qu’il réclame, sur les droits éternels qu’il revendique, sont fausses ou tout au moins funestes. Toutes les théories devraient être admises, et j’accorderais celle de la fidélité conjugale aux âmes d’exception. La majorité a d’autres besoins, d’autres puissances. À ceux-ci la liberté réciproque, la mutuelle tolérance, l’abjuration de tout égoïsme jaloux. — À ceux-là de mystiques ardeurs, des feux longtemps couvés dans le silence, une longue et voluptueuse réserve. — À d’autres enfin le calme des anges, la chasteté fraternelle, une éternelle virginité. Toutes les âmes sont-elles semblables ? Tous les hommes ont-ils les mêmes facultés ? Les uns ne sont-ils pas nés pour l’austérité de la loi religieuse, les autres pour les langueurs de la volupté, d’autres pour les travaux et les luttes de la passion, d’autres enfin pour les rêveries vagues de la poésie ? Rien n’est plus arbitraire que le sens du véritable amour. Tous les amours sont vrais, qu’ils soient fougueux ou paisibles, sensuels ou ascétiques, durables ou passagers, qu’ils mènent les hommes au suicide ou au plaisir. Les amours de tête conduisent à d’aussi grandes actions que les amours de cœur. Ils ont autant de violence, autant d’empire, sinon autant de durée. L’amour des sens peut être anobli et sanctifié par la lutte et le sacrifice. Combien de vierges voilées ont, à leur insu, obéi à l’impulsion de la nature en baisant les pieds du Christ, en répandant de chaudes larmes sur les mains de marbre de leur céleste époux ! Croyez-moi, Sténio, cette déification de l’égoïsme qui possède et qui garde, cette loi de mariage moral dans l’amour, est aussi folle, aussi impuissante à contenir les volontés, aussi dérisoire devant Dieu que celle du mariage social l’est maintenant aux yeux des hommes.

N’essayez donc pas de me changer : cela n’est pas en mon pouvoir, et le vôtre échouerait misérablement dans cette tentative. Si je suis la seule femme que vous puissiez aimer, soyez mon enfant, restez dans ma vie, j’y consens. Je ne vous manquerai pas, si vous ne me forcez pas à m’éloigner dans la crainte de vous être nuisible. Vous le voyez, Sténio, votre sort est dans vos mains. Contentez-vous de ma tendresse épurée, de mes platoniques embrassements. J’ai essayé de vous aimer comme une amante, comme une femme. Mais quoi ! le rôle de la femme se borne-t-il aux emportements de l’amour ?