Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 7, 1854.djvu/58

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
50
LÉLIA.

la ruine de mon orgueil désolé devant ses propres triomphes. Ce fut une lutte puissante et une victoire misérable ; car, à force de mépriser tout ce qui est, je conçus le mépris de moi-même, sotte et vaine créature, qui ne savais jouir de rien à force de vouloir jouir splendidement de toutes choses.

« Oui, ce fut un grand et rude combat, car, en nous enivrant, la poésie ne nous dit pas qu’elle nous trompe. Elle se fait belle, simple, austère comme la vérité. Elle prend mille faces diverses, elle se fait homme et ange, elle se fait Dieu ; on s’attache à cette ombre, on la poursuit, on l’embrasse, on se prosterne devant elle, on croit avoir trouvé Dieu et conquis la terre promise ; mais, hélas ! sa fugitive parure tombe en lambeaux sous l’œil de l’analyse, et l’humaine misère n’a plus un haillon pour se couvrir. Oh ! alors l’homme pleure et blasphème. Il insulte le ciel, il demande raison de ses mécomptes, il se croit volé, il se couche et veut mourir.

« Et en effet, pourquoi Dieu le trompe-t-il à ce point ? Quelle gloire peut trouver le fort à leurrer le faible ? Car toute poésie émane du ciel et n’est que le sentiment instinctif d’une Divinité présente à nos destinées. Le matérialisme détruit la poésie, il réduit tout aux simples proportions de la réalité. Il ne construit l’univers qu’avec des combinaisons ; la foi religieuse le peuple de fantômes. La Divinité derrière ses voiles impénétrables se rit-elle donc même de notre culte et des créations angéliques dont notre cerveau maladif l’environne ? Hélas ! tout ceci est sombre et décourageant.

— C’est qu’il ne faudrait ni rêver, ni prier, dit Pulchérie ; il faudrait se contenter de vivre, accepter naïvement la croyance à un Dieu bon : cela suffirait à l’homme s’il avait moins de vanité. Mais l’homme veut examiner ce Dieu et reviser ses œuvres ; il veut le connaître, l’interroger, le rendre propice à ses besoins, responsable de ses souffrances ; il veut traiter d’égal à égal avec lui. C’est votre orgueil qui inventa la poésie et qui plaça entre la terre et le ciel tant de rêves décevants. Dieu n’est pas l’auteur de vos misères…

— Orgueil, confiance, reprit Lélia, ce sont deux mots différents pour exprimer la même idée ; ce sont deux manières diverses d’envisager le même sentiment. De quelque nom que vous l’appeliez, il est le complément de notre organisation, et comme la clef de voûte de notre monde intellectuel. C’est Dieu qui a couronné son œuvre de cette pensée vague, douloureuse, mais infinie et sublime ; c’est la condition d’inquiétude et de malaise qu’il nous a imposée en nous élevant au-dessus des autres créatures animées. — Vous surpasserez la force du chameau, l’habileté du castor, nous a-t-il dit ; mais vous ne serez jamais satisfaits de vos œuvres, et au-dessus de votre Éden terrestre vous chercherez toujours la flottante promesse d’un séjour meilleur. Allez, vous vous partagerez la terre, mais vous désirerez le ciel ; vous serez puissants, mais vous souffrirez.

— Eh bien ! s’il en est ainsi dit Pulchérie, souffrez en silence, priez à genoux, attendez le ciel, mais résignez-vous devant les maux de la vie. Ressentir la souffrance imposée par le Créateur, ce n’est pas là toute la tâche de l’homme : il s’agit de l’accepter. Crier sans cesse et maudire le joug, ce n’est pas le porter. Vous savez bien qu’il ne suffit pas de trouver le calice amer, il faut encore le boire jusqu’à la lie. Vous n’avez qu’une chance de grandeur sur la terre, et vous la méprisez : c’est celle de vous soumettre, et vous ne vous soumettez jamais. À force de frapper impérieusement au séjour des anges, ne craignez-vous pas de vous le rendre inaccessible ?

— Vous avez raison, ma sœur, vous parlez comme Trenmor. Amoureuse de la vie, vous êtes au même point de soumission que cet homme détaché de la vie. Vous avez dans le désordre le même calme que lui dans la vertu. Mais moi, qui n’ai ni vertus ni vices, je ne sais comment faire pour supporter l’ennui d’exister. Hélas ! il vous est facile de prescrire la patience ! Si vous étiez, comme moi, placée entre ceux qui vivent encore et ceux qui ne vivent plus, vous seriez, comme moi, agitée d’une sombre colère et tourmentée d’un insatiable désir d’être quelque chose, de commencer la vie ou d’en finir avec elle.

— Mais ne m’avez-vous pas dit que vous aviez aimé ? Aimer, c’est vivre à deux.

« Ne sachant à quoi dépenser la puissance de mon âme, je la prosternai aux pieds d’une idole créée par mon culte, car c’était un homme semblable aux autres ; et quand je fus lasse de me prosterner, je brisai le piédestal et je le vis réduit à sa véritable taille. Mais je l’avais placé si haut dans mes pompeuses adorations, qu’il m’avait paru grand comme Dieu. »

« Ce fut là ma plus déplorable erreur ; et voyez quelle destinée misérable est la mienne ! je fus réduite à la regretter dès que je l’eus perdue. C’est que, hélas ! je n’eus plus rien à mettre à la place. Tout me parut petit près de ce colosse imaginaire. L’amitié me sembla froide, la religion menteuse, et la poésie était morte avec l’amour.

« Avec ma chimère j’avais été aussi heureuse qu’il est permis de l’être aux caractères de ma trempe. Je jouissais du robuste essor de mes facultés, l’enivrement de l’erreur me jetait dans des extases vraiment divines ; je me plongeais à outrance dans cette destinée cuisante et terrible qui devait m’engloutir après m’avoir brisée. C’était un état inexprimable de douleur et de joie, de désespoir et d’énergie. Mon âme orageuse se plaisait à ce ballottement funeste qui l’usait sans fruit et sans retour. Le calme lui faisait peur, le repos l’irritait. Il lui fallait des obstacles, des fatigues, des jalousies dévorantes à concentrer, des ingratitudes cruelles à pardonner, de grands travaux à poursuivre, de grandes infortunes à supporter. C’était une carrière, c’était une gloire. Homme, j’eusse aimé les combats, l’odeur du sang, les étreintes du danger ; peut-être l’ambition de régner par l’intelligence, de dominer les autres hommes par des paroles puissantes, m’eût-elle souri aux jours de ma jeunesse. Femme, je n’avais qu’une destinée noble sur la terre, c’était d’aimer. J’aimai vaillamment ; je subis tous les maux de la passion aveugle et dévouée aux prises avec la vie sociale et l’égoïsme réel du cœur humain ; je résistai durant de longues années à tout ce qui devait l’éteindre ou la refroidir. À présent, je supporte sans amertume les reproches des hommes, et j’écoute en souriant l’accusation d’insensibilité dont ils chargent ma tête. Je sais, et Dieu le sait bien aussi, que j’ai accompli ma tâche, que j’ai fourni ma part de fatigues et d’angoisses au grand abîme de colère où tombent sans cesse les larmes des hommes sans pouvoir le combler. Je sais que j’ai fait l’emploi de ma force par le dévouement, que j’ai abjuré ma fierté, effacé mon existence derrière une autre existence. Oui, mon Dieu, vous le savez, vous m’avez brisée sous votre sceptre, et je suis tombée dans la poussière. J’ai dépouillé cet orgueil jadis si altier, aujourd’hui si amer ; je l’ai dépouillé longtemps devant l’être que vous avez offert à mon culte fatal. J’ai bien travaillé, ô mon Dieu ! j’ai bien dévoré mon mal dans le silence. Quand donc me ferez-vous entrer dans le repos ?

— Tu te vantes, Lélia ; tu as travaillé en pure perte, et je ne m’en étonne pas. Tu as voulu faire de l’amour autre chose que ce que Dieu lui a permis d’être ici-bas. Si je comprends bien ton infortune, tu as aimé de toute la puissance de ton être, et tu as été mal aimée. Quelle erreur était la tienne ! Ne savais-tu pas que l’homme est brutal et la femme mobile ? Ces deux êtres si semblables et si dissemblables sont faits de telle sorte, qu’il y a toujours entre eux de la haine, même dans l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre. Le premier sentiment qui succède à leurs étreintes, c’est le dégoût et la tristesse. C’est une loi d’en haut, contre laquelle vous vous révolterez en vain. L’union de l’homme et de la femme devait être passagère dans les desseins de la Providence. Tout suppose à leur éternelle association, et le changement est une nécessité de leur nature.

— S’il en est ainsi, dit Lélia avec véhémence, malédiction sur l’amour ! ou plutôt malédiction sur la volonté divine et sur la destinée humaine ! Pour moi, j’a-