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LÉLIA.

le plus longtemps au milieu des périls et des haines. Depuis que la civilisation a rendu la vie facile et calme pour tous, tous la trouvent monotome et sans saveur ; on la joue pour un mot, pour un regard, tant elle a peu de prix ! C’est l’indifférence de la vie qui a fait le duel dans nos mœurs. C’est un spectacle fait pour constater l’apathie du siècle, que celui de deux hommes calmes et polis tirant au sort lequel tuera l’autre sans haine, sans colère et sans profit. Hélas ! Sténio, nous ne sommes plus rien, nous ne sommes plus ni bons ni méchants, nous ne sommes même plus lâches, nous sommes inertes.



C’est là, dit Lélia… (Page 30.)

— Lélia, vous avez raison, et quand je jette les yeux sur la société, je suis triste comme vous. Mais je vous ai amenée ici pour vous faire oublier cette société au moins pendant quelques jours. Regardez où nous sommes, cela n’est-il pas sublime, et pouvez-vous penser à autre chose qu’à Dieu ? Asseyez-vous sur cette mousse vierge de pas humains, et voyez à vos pieds le désert dérouler ses grandes profondeurs. Avez-vous jamais rien contemplé de plus sauvage et pourtant de plus animé ? Voyez, que de vigueur dans cette végétation libre et vagabonde, que de mouvement dans ces forêts que le vent courbe et fait ondoyer, dans ces grandes troupes d’aigles qui planent sans cesse autour des cimes brumeuses, et qui passent en cercles mouvants comme de grands anneaux noirs sur la nappe blanche et moirée du glacier ! Entendez-vous le bruit qui monte et descend de toutes parts ? Les torrents qui pleurent et sanglotent comme des âmes malheureuses, les cerfs qui brament d’une voix plaintive et passionnée, la brise qui chante et rit dans les bruyères, les vautours qui crient comme des femmes effrayées ; et ces autres bruits étranges, mystérieux, indécrits, qui grondent sourdement dans les montagnes, ces glaces colossales qui craquent dans le cœur des blocs, ces neiges qui s’éboulent et entraînent le sable, ces grandes racines d’arbres qui luttent incessamment avec les entrailles de la terre et qui travaillent à soulever le roc et à fendre le schiste ; ces voix inconnues, ces vagues soupirs que le sol, toujours en proie aux souffrances de l’enfantement, exhale ici par ses flancs entr’ouverts : ne trouvez-vous pas tout cela plus splendide, plus harmonieux que l’église et le théâtre ?

— Il est vrai que tout cela est beau, et c’est ici qu’il faut venir voir ce que la terre possède encore de jeu-