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LÉLIA.

comme toi ; je ne suis qu’un enfant sans gloire et sans blessures en face de la vie qui commence et de la lutte qui s’ouvre. Toi sillonnée de la foudre, toi cent fois renversée et toujours debout, toi qui ne comprends pas Dieu et qui crois pourtant, toi qui l’insultes et qui l’aimes, toi flétrie comme un vieillard et jeune comme un enfant, Lélia, ma pauvre âme ! aime-moi comme tu pourras ; je serai toujours à genoux pour te remercier, et je te donnerai tout mon cœur, toute ma vie, en échange du peu qu’il te reste à me donner.

« Laisse-toi seulement aimer ; accepte sans dédain les souffrances que j’apporte en holocauste à tes pieds ; laisse-moi consumer ma vie et brûler mon cœur sur l’autel que je t’ai dressé. Ne me plains pas, je suis encore plus heureux que toi, c’est pour toi que je souffre ! Oh ! que ne puis-je mourir pour toi, comme Viola mourut de son amour ! Qu’il y a de volupté dans ces tortures que tu mets dans mon sein ! Qu’il y a de bonheur à être seulement ton jouet et ta victime, à expier, jeune, pur et résigné, les vieilles iniquités, les murmures, les impiétés amassées sur ta tête ! Ah ! si l’on pouvait laver les taches d’une autre âme avec les douleurs de son âme et le sang de ses veines, si l’on pouvait la racheter comme un nouveau Christ et renoncer à sa part d’éternité pour lui épargner le néant !

« C’est ainsi que je vous aime, Lélia. Vous ne le savez pas, car vous n’avez pas envie de le savoir. Je ne vous demande pas de m’apprécier, encore moins de me plaindre ; venez à moi seulement quand vous souffrirez, et faites-moi tout le mal que vous voudrez afin de vous dristraire de celui qui vous ronge…

— Eh bien ! dit Lélia, je souffre mortellement à l’heure qu’il est ; la colère fermente dans mon sein. Voulez-vous blasphémer pour moi ? Cela me soulagera peut-être. Voulez-vous jeter des pierres vers le ciel, outrager Dieu, maudire l’éternité, invoquer le néant, adorer le mal, appeler la destruction sur les ouvrages de la Providence, et le mépris sur son culte ? Voyons, êtes-vous capable de tuer Abel pour me venger de Dieu mon tyran ? Voulez-vous crier comme un chien effaré qui voit la lune semer des fantômes sur les murs ? Voulez-vous mordre la terre et manger du sable comme Nabuchodonosor ? Voulez-vous comme Job exhaler votre colère et la mienne dans de véhémentes imprécations ? Voulez-vous, jeune homme pur et pieux, vous plonger dans le scepticisme jusqu’au cou et rouler dans l’abîme où j’expire ? Je souffre, et je n’ai pas de force pour crier. Allons, blasphémez pour moi ! Eh bien ! vous pleurez !… Vous pouvez pleurer, vous ? Heureux ! heureux cent fois ceux qui pleurent ! Mes yeux sont plus secs que les déserts de sable où la rosée ne tombe jamais, et mon cœur est plus sec que mes yeux. Vous pleurez ? Eh bien ! écoutez, pour vous distraire, un chant que j’ai traduit d’un poëte étranger.

XXVIII.

À DIEU

« Qu’ai-je donc fait pour être frappé de malédiction ? Pourquoi vous êtes-vous retiré de moi ? Vous ne refusez pas le soleil aux plantes inertes, la rosée aux imperceptibles graminées des champs ; vous donnez aux étamines d’une fleur la puissance d’aimer, et au madrépore stupide les sensations du bonheur. Et moi qui suis aussi une créature de vos mains, moi que vous aviez doué d’une apparente richesse, vous m’avez tout retiré : vous m’avez traité plus mal que vos anges foudroyés, car ils ont encore la puissance de haïr et de blasphémer, et moi je ne l’ai même pas ! vous m’avez traité plus mal que la fange du ruisseau et que le gravier du chemin ; car on les foule aux pieds, et ils ne le sentent pas. Moi je sens ce que je suis, et je ne puis pas mordre le pied qui m’opprime, ni soulever la damnation qui pèse sur moi comme une montagne.

Pourquoi m’avez-vous ainsi traité, pouvoir inconnu dont je sens la main de fer s’étendre sur moi ? Pourquoi m’avez-vous fait naître homme, si vous vouliez un peu plus tard me changer en pierre, et me laisser inutile en dehors de la vie ? Est-ce pour m’élever au-dessus de tous, ou pour me rabaisser au-dessous, que vous m’avez ainsi brisé, ô mon Dieu ? Si c’est une destinée de prédilection, faites donc qu’elle me soit douce et que je la porte sans souffrance ; si c’est une vie de châtiment, pourquoi donc me l’avez-vous infligée ? Hélas, étais-je coupable avant de naître ?

Qu’est-ce donc que cette âme que vous m’avez donnée ? Est-ce là ce qu’on appelle une âme de poëte ? Plus mobile que la lumière et plus vagabonde que le vent, toujours avide, toujours inquiète, toujours haletante, toujours cherchant en dehors d’elle les aliments de sa durée et les épuisant tous avant de les avoir seulement goûtés ! Ô vie ! ô tourment ! tout aspirer et ne rien saisir, tout comprendre et ne rien posséder ! arriver au scepticisme du cœur, comme Faust au scepticisme de l’esprit ! Destinée plus malheureuse que la destinée de Faust ; car il garde dans son sein le trésor des passions jeunes et ardentes, qui ont couvé en silence sous la poussière des livres, et dormi tandis que l’intelligence veillait ; et quand Faust, fatigué de chercher la perfection et de ne la pas trouver, s’arrête, près de maudire et de renier Dieu, Dieu pour le punir lui envoie l’ange des sombres et funestes passions. Cet ange s’attache à lui, il le réchauffe, il le rajeunit, il le brûle, il l’égare, il le dévore ; et le vieux Faust entre dans la vie, jeune et vivace, maudit, mais tout-puissant ! il en était venu à ne plus aimer Dieu, mais le voilà qui aime Marguerite. Mon Dieu, donnez-moi la malédiction de Faust !

Car vous ne me suffisez pas ! Dieu ! vous le savez bien. Vous ne voulez pas être tout pour moi ! vous ne vous révélez pas assez pour que je m’empare de vous et pour que je m’y attache exclusivement ! Vous m’attirez, vous me flattez avec un souffle embaumé de vos brises célestes, vous me souriez entre deux nuages d’or, vous m’apparaissez dans mes songes, vous m’appelez, vous m’excitez sans cesse à prendre mon essor vers vous, mais vous avez oublié de me donner des ailes. À quoi bon m’avoir donné une âme pour vous désirer ? Vous m’échappez sans cesse, vous enveloppez ce beau ciel et cette belle nature de lourdes et sombres vapeurs ; vous faites passer sur les fleurs un vent du midi qui les dévore, ou vous faites souffler sur moi une bise qui me glace et me contriste jusqu’à la moelle des os. Vous nous donnez des jours de brume et des nuits sans étoiles, vous bouleversez notre pauvre univers avec des tempêtes qui nous irritent, qui nous enivrent, qui nous rendent audacieux et athées malgré nous ! Et si dans ces tristes heures nous succombons sous le doute, vous éveillez en nous les aiguillons du remords, et vous placez un reproche dans toutes les voix de la terre et du ciel !

Pourquoi, pourquoi nous avez-vous faits ainsi ? Quel profit tirez-vous de nos souffrances ? Quelle gloire notre abjection et notre néant ajoutent-ils à votre gloire ? Ces tourments sont-ils nécessaires à l’homme pour lui faire désirer le ciel ? L’espérance est-elle une faible et pâle fleur qui ne croît que parmi les rochers, sous le souffle des orages ? Fleur précieuse, suave parfum, viens habiter ce cœur aride et dévasté !… Ah ! c’est en vain, depuis longtemps, que tu essaies de la rajeunir ; tes racines ne peuvent plus s’attacher à ses parois d’airain, son atmosphère glacée te dessèche, ses tempêtes t’arrachent et te jettent à terre, brisée, flétrie !… Ô espoir ! ne peux-tu donc plus refleurir pour moi ?… »

— Ces chants sont douloureux, cette poésie est cruelle, dit Sténio en lui arrachant la harpe des mains, vous vous plaisez dans ces sombres rêveries, vous me déchirez sans pitié. Non, ce n’est point là la traduction d’un poëte étranger ; le texte de ce poëme est au fond de votre âme, Lélia, je le sais bien ! Ô cruelle et incurable ! écoutez cet oiseau, il chante mieux que vous ; il chante le soleil, le printemps et l’amour ; ce petit être est donc mieux partagé que vous, qui ne savez chanter que la douleur et le doute !