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GABRIEL.

à vos pieds. Laissez-moi l’aller chercher, vous dis-je. Il est possible que vos prévisions soient justes, et qu’un jour vienne où vous aurez raison de vous armer d’un grand courage et d’une rigueur inflexible. Mais en attendant, ne devez-vous pas tenter tous les moyens de relever cette âme abattue, et de reconquérir ce bonheur si chèrement disputé jusqu’à présent ? L’amour, mon enfant, est une chose plus grave à mes yeux (aux yeux d’un pauvre prêtre qui ne l’a pas connu !) qu’à ceux de tous les hommes que j’ai rencontrés dans ma vie. Je vous dirais presque, à vous autres qui êtes aimés, ce que le Seigneur disait à ses disciples : « Vous avez charge d’âmes. » Non, vous n’avez pas possédé l’âme d’un autre sans contracter envers elle des devoirs sacrés, et vous aurez un jour à rendre compte à Dieu des mérites ou des fautes de cette âme troublée, dont vous étiez vous-même devenu le juge, l’arbitre et la divinité ! Usez donc de toute votre influence pour la tirer de l’abîme où elle s’égare ; remplissez cette tâche comme un devoir, et ne l’abandonnez que lorsque vous aurez épuisé tous les moyens de la relever.

GABRIEL.

Vous avez raison, l’abbé, vous parlez comme un chrétien, mais non comme un homme ! Vous ignorez que, là où l’on a régné par l’amour, on ne peut plus régner par la raison ou la morale. Cette puissance qu’on avait alors, c’était l’amour qu’on ressentait soi-même, c’est-à-dire la foi, et l’enthousiasme qui la donnait et qui la rendait infaillible. Cet amour, transformé en charité chrétienne ou en éloquence philosophique, perd toute sa puissance, et l’on ne termine pas froidement l’œuvre qu’on a commencée dans la fièvre. Je sens que je n’ai plus en moi les moyens de persuader Astolphe, car je sens que le but de ma vie n’est plus de le persuader. Son âme est tombée au-dessous de la mienne ; si je la relevais, ce serait mon ouvrage. Je l’aimerais peut-être comme vous m’aimez ; mais je ne serais plus prosternée devant l’être accompli, devant l’idéal que Dieu avait créé pour moi. Sachez, mon ami, que l’amour n’est pas autre chose que l’idée de la supériorité de l’être qu’on possède, et, cette idée détruite, il n’y a plus que l’amitié.

LE PRÉCEPTEUR.

L’amitié impose encore des devoirs austères ; elle est capable d’héroïsme, et vous ne pouvez abjurer dans le même jour l’amour et l’amitié !

GABRIEL.

Je respecte votre avis. Cependant vous m’accorderez le reste de la nuit pour réfléchir à ce que vous me demandez. Donnez-moi votre parole de ne point informer Astolphe du lieu de ma retraite.

LE PRÉCEPTEUR.

J’y consens, si vous me donnez la vôtre de ne point quitter Rome sans m’avoir revu. Je reviendrai demain matin.

GABRIEL.

Oui, mon ami, je vous le promets. L’heure est avancée, les rues sont mal fréquentées, permettez que Marc vous accompagne.

LE PRÉCEPTEUR.

Non, mon enfant, cette nuit de carnaval tient la moitié de la population éveillée ; il n’y a pas de danger. Marc a probablement fini par s’endormir. N’éveillez pas ce bon vieillard. À demain ! que Dieu vous conseille !…

GABRIEL.

Que Dieu vous accompagne ! À demain !

(Le précepteur sort. Gabriel l’accompagne jusqu’à la porte et revient.)

Scène VIII.


GABRIEL, seul.

Réfléchir à quoi ? À l’étendue de mon malheur, à l’impossibilité du remède ? À cette heure, Astolphe oublie tout dans une honteuse ivresse ! et moi, pourrais-je jamais oublier que son sein, le sanctuaire où je reposais ma tête, a été profané par d’impures étreintes ? Eh quoi ! désormais chacun de ses soupçons pourra ramener ce besoin de délires abjects et l’autoriser à souiller ses lèvres aux lèvres des prostituées ? Et moi, il veut me souiller aussi ! il veut me traiter comme elles ! il veut m’appeler devant un tribunal, devant une assemblée d’hommes ; et là, devant les juges, devant la foule, faire déchirer mon pourpoint par des sbires, et, pour preuve de ses droits à la fortune et à la puissance, dévoiler à tous les regards ce sein de femme que lui seul a vu palpiter ! Oh ! Astolphe, tu n’y songes pas sans doute ; mais quand l’heure viendra, emporté sur une pente fatale, tu ne voudras pas t’arrêter pour si peu de chose ! Eh bien ! moi, je dis : Jamais ! Je me refuse à ce dernier outrage, et, plutôt que d’en subir l’affront, je déchirerai cette poitrine, je mutilerai ce sein jusqu’à le rendre un objet d’horreur à ceux qui le verront, et nul ne sourira à l’aspect de ma nudité… Ô mon Dieu ! protégez-moi ! préservez-moi ! j’échappe avec peine à la tentation du suicide !…

(Elle se jette à genoux et prie.)

Scène IX.

Sur le pont Saint-Ange. Quatre heures du matin.


GABRIEL, suivi de mosca, GIGLIO.
GABRIEL, marchant avec agitation et s’arrêtant au milieu du pont.

Le suicide !… Cette pensée ne me sort pas de l’esprit. Pourtant je me sens mieux ici !… J’étouffais dans cette petite chambre, et je craignais à chaque instant que mes sanglots ne vinssent à réveiller mon pauvre Marc, fidèle serviteur dont mes malheurs avancent la décrépitude, et que ma tristesse a vieilli plus que les années ! (Mosca fait entendre un hurlement prolongé.) Tais-toi, Mosca ! je sais que tu m’aimes aussi. Un vieux valet et un vieux chien, voilà tout ce qui me reste !… (Il fait quelques pas.) Cette nuit est belle ! et cet air pur me fait du bien !… Ô splendeur des étoiles ! ô murmure harmonieux du Tibre !… (Mosca pousse un second hurlement.) Qu’as-tu donc, frêle créature ? Dans mon enfance, on me disait que, lorsque le même chien hurle trois fois de la même manière, c’est signe de mort dans la famille… Je ne pensais pas qu’un jour viendrait où ce présage ne me causerait aucun effroi pour moi-même… (Il fait encore quelques pas et s’appuie sur le parapet.)

GIGLIO, se cachant dans l’ombre que le château Saint-Ange projette sur le pont, s’approche de Gabriel.

C’était bien sa demeure, et c’est bien lui ; je ne l’ai pas perdu de vue depuis qu’il est sorti. Ce n’est pas le vieux serviteur dont on m’a parlé… Celui-ci est un jeune homme.

(Mosca hurle pour la troisième fois en se serrant contre Gabriel.)
GABRIEL.

Décidément, c’est le mauvais présage. Qu’il s’accomplisse, ô mon Dieu ! Je sais que, pour moi, il n’est plus de malheur possible.

GIGLIO, se rapprochant encore.

Le diable de chien ! Heureusement il ne paraît pas y faire attention… Par le diable ! c’est si facile, que je n’ai pas le courage !… Si je n’avais pas femme et enfants, j’en resterais là !

GABRIEL.

Cependant avec la liberté… (et ma démarche auprès du pape doit me mettre à l’abri de tout), la solitude pourrait être belle encore. Que de poésie dans la contemplation de ces astres, dont mon désir prend possession librement, sans qu’aucune vile passion l’enchaîne aux choses de la terre ! Ô liberté de l’âme ! qui peut