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GABRIEL.

ANTONIO

Et de vous toutes !

FAUSTINA.

Excepté de moi. Je l’ai reconnu tout de suite.

ASTOLPHE, à Antonio.

Tu ne m’en veux pas trop ?

ANTONIO, lui serrant la main.

Allons donc ! je te dois mille louanges. Tu as joué ton rôle comme un comédien de profession. Othello ne fut jamais mieux rendu.

MENRIQUE.

Mais où est donc passé ce beau garçon ? À présent nous pourrons bien l’embrasser sans façon sur les deux joues.

ASTOLPHE.

Il a été se déshabiller, et je ne crois pas qu’il revienne ; mais demain je vous invite tous à déjeuner chez moi avec lui.

FAUSTINA.

Nous en sommes ?

ASTOLPHE.

Non, au diable les femmes !


Scène IX.

La chambre de Gabriel dans la maison d’Astolphe. — Gabriel, vêtu en femme et enveloppé de son manteau et de son voile, entre et réveille Marc qui dort sur une chaise.


MARC, GABRIEL.
MARC.

Ah ! mille pardons !… Madame demande le seigneur Astolphe. Il n’est pas rentré… C’est ici la chambre du seigneur Gabriel.

GABRIEL, jetant son voile et son manteau sur une chaise.

Tu ne me reconnais donc pas, vieux Marc ?

MARC, se frottant les yeux.

Bon Dieu ! que vois-je ?… En femme, monseigneur, en femme !

GABRIEL.

Sois tranquille, mon vieux, ce n’est pas pour longtemps.

(Il arrache sa couronne et dérange avec empressement la symétrie de sa chevelure.)
MARC.

En femme ! J’en suis tout consterné ! Que dirait son altesse ?…

GABRIEL.

Ah ! pour le coup, son altesse trouverait que je ne me conduis pas en homme. Allons, va te coucher, Marc. Tu me retrouveras demain plus garçon que jamais, je t’en réponds ! Bonsoir, mon brave.

(Marc sort.)
GABRIEL, seul.

Ôtons vite la robe de Déjanire, elle me brûle la poitrine, elle m’enivre, elle m’oppresse ! Oh ! quel trouble, quel égarement, mon Dieu !… Mais comment m’y prendrai-je ?… Tous ces lacets, toutes ces épingles… (Il déchire son fichu de dentelle et l’arrache par lambeaux.) Astolphe, Astolphe, ton trouble va cesser avec ton illusion. Quand j’aurai quitté ce déguisement pour reprendre l’autre, tu seras désenchanté. Mais moi, retrouverai-je sous mon pourpoint le calme de mon sang et l’innocence de mes pensées ?… Sa dernière étreinte me dévorait ! Ah ! je ne puis défaire ce corsagel Hâtons-nous !… (Il prend son poignard sur la table et coupe les lacets.) Maintenant, où ce vieux Marc a-t-il caché mon pourpoint ? Mon Dieu ! j’entends monter l’escalier, je crois ! (Il court fermer la porte au verrou.) Il a emporté mon manteau et le voile ?… Vieux dormeur ! Il ne savait ce qu’il faisait… Et les clefs de mes coffres sont restées dans sa poche, je gage… Rien ! pas un vêtement, et Astolphe qui va vouloir causer avec moi en rentrant… Si je ne lui ouvre pas, j’éveillerai ses soupçons ! Maudite folie ! Ah !… avant qu’il entre ici, je trouverai un manteau dans sa chambre…

(Il prend un flambeau, ouvre une petite porte de côté et entre dans la chambre voisine. Un instant de silence, puis un cri.)

ASTOLPHE, dans la chambre voisine.

Gabriel, tu es une femme ! Ô mon Dieu !

(On entend tomber le flambeau. La lumière disparaît. Gabriel rentre éperdu. Astolphe le suit dans les ténèbres et s’arrête au seuil de la porte.)

ASTOLPHE.

Ne crains rien, ne crains rien ! Maintenant je ne franchirai plus cette porte sans ta permission. (Tombant à genoux.) mon Dieu, je vous remercie !


TROISIÈME PARTIE.

Dans un vieux petit castel pauvre et délabré, appartenant à Astolphe et situé au fond des bois ; une pièce sombre avec des meubles antiques et fanés.

Scène PREMIÈRE.


SETTIMIA, BARBE, GABRIELLE, FRÈRE CÔME.

(Settimia et Barbe travaillent près d’une fenêtre ; Gabrielle brode au métier, près de l’autre fenêtre ; frère Côme va de l’une à l’autre, en se traînant lourdement, et s’arrêtant toujours près de Gabrielle)

FRÈRE CÔME, à Gabrielle, à demi-voix.

Eh bien, signora, irez-vous encore à la chasse demain ?

GABRIELLE, de même, d’un ton froid et brusque.

Pourquoi pas, frère Côme, si mon mari le trouve bon ?

FRÈRE CÔME.

Oh ! vous répondez toujours de manière à couper court à toute conversation !

GABRIELLE.

C’est que je n’aime guère les paroles inutiles.

FRÈRE CÔME.

Eh bien, vous ne me rebuterez pas si aisément, et je trouverai matière à une réflexion sur votre réponse.

(Gabrielle garde le silence, Côme reprend.)

C’est qu’à la place d’Astolphe je ne vous verrais pas volontiers galoper, sur un cheval ardent, parmi les marais et les broussailles.

(Gabrielle garde toujours le silence, Côme reprend en baissant la voix de plus en plus.)

Oui ! si j’avais le bonheur de posséder une femme jeune et belle, je ne voudrais pas qu’elle s’exposât ainsi…

(Gabrielle se lève.)
SETTIMIA, d’une voix sèche et aigre.

Vous êtes déjà lasse de notre compagnie ?

GABRIELLE.

J’ai aperçu Astolphe dans l’allée de marronniers ; il m’a fait signe, et je vais le rejoindre.

FRÈRE CÔME, bas.

Vous accompagnerai-je jusque là ?

GABRIELLE, haut.

Je veux aller seule.

(Elle sort. Frère Côme revient vers les autres en ricanant.)
FRÈRE CÔME.

Vous l’avez entendue ? Vous voyez comme elle me reçoit ? Il faudra, Madame, que votre seigneurie me dispense de travailler à l’œuvre de son salut : je suis découragé de ses rebuffades : c’est un petit esprit fort, rempli d’orgueil, je vous l’ai toujours dit.

SETTIMIA.

Votre devoir, mon père, est de ne point vous décourager quand il s’agit de ramener une âme égarée ; je n’ai pas besoin de vous le dire.

BARBE, se lève, met ses lunettes sur son nez, et va examiner le métier de Gabrielle.

J’en étais sûre ! pas un point depuis hier ! Vous croyez qu’elle travaille ? elle ne fait que casser des fils, perdre des aiguilles et gaspiller de la soie. Voyez comme ses écheveaux sont embrouillés !