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GABRIEL.


PROLOGUE

Au château de Bramante.


Scène PREMIÈRE.


LE PRINCE, LE PRÉCEPTEUR, MARC.


(Le prince est en manteau de voyage, assis sur un fauteuil. Le précepteur est debout devant lui. Marc lui sert du vin.)
LE PRÉCEPTEUR.

Votre altesse est-elle toujours aussi fatiguée ?

LE PRINCE.

Non. Ce vieux vin est ami du vieux sang. Je me trouve vraiment mieux.

LE PRÉCEPTEUR.

C’est un long et pénible voyage que votre altesse vient de faire… et avec une rapidité…

LE PRINCE.

À quatre-vingts ans passés, c’est en effet fort pénible. Il fut un temps où cela ne m’eût guère embarrassé. Je traversais l’Italie d’un bout à l’autre pour la moindre affaire, pour une amourette, pour une fantaisie ; et maintenant il me faut des raisons d’une bien haute importance pour entreprendre, en litière, la moitié du trajet que je faisais alors à cheval… Il y a dix ans que je suis venu ici pour la dernière fois, n’est-ce pas, Marc ?

MARC, très-intimidé.

Oh ! oui, monseigneur.

LE PRINCE.

Tu étais encore vert alors ! Au fait, tu n’as guère que soixante ans. Tu es encore jeune, toi !

MARC.

Oui, monseigneur.

LE PRINCE, se retournant vers le précepteur.

Toujours aussi bête, à ce qu’il paraît ? (Haut.) Maintenant laisse-nous, mon bon Marc, laisse ici ce flacon.

MARC.

Oh ! oui, monseigneur.

(Il hésite à sortir.)
LE PRINCE, avec une bonté affectée.

Va, mon ami…

MARC.

Monseigneur… est-ce que je n’avertirai pas le seigneur Gabriel de l’arrivée de votre altesse ?

LE PRINCE, avec emportement.

Ne vous l’ai-je pas positivement défendu ?

LE PRÉCEPTEUR.

Vous savez bien que son altesse veut surprendre monseigneur Gabriel.

LE PRINCE.

Vous seul ici m’avez vu arriver. Mes gens sont incapables d’une indiscrétion. S’il y a une indiscrétion commise, je vous en rends responsable.

(Marc sort tout tremblant.)

Scène II.


LE PRINCE, LE PRÉCEPTEUR.
LE PRINCE.

C’est un homme sûr, n’est-ce pas ?

LE PRÉCEPTEUR.

Comme moi-même, monseigneur.

LE PRINCE.

Et… il est le seul, après vous et la nourrice de Gabriel, qui ait jamais su…

LE PRÉCEPTEUR.

Lui, la nourrice et moi, nous sommes les seules personnes au monde, après votre altesse, qui ayons aujourd’hui connaissance de cet important secret.

LE PRINCE.

Important ! Oui, vous avez raison ; terrible, effrayant secret, et dont mon âme est quelquefois tourmentée comme d’un remords. Et dites-moi, monsieur l’abbé, jamais aucune indiscrétion…

LE PRÉCEPTEUR.

Pas la moindre, monseigneur.

LE PRINCE.

Et jamais aucun doute ne s’est élevé dans l’esprit des personnes qui le voient journellement ?

LE PRÉCEPTEUR.

Jamais aucun, monseigneur.

LE PRINCE.

Ainsi, vous n’avez pas flatté ma fantaisie dans vos lettres ? Tout cela est l’exacte vérité ?

LE PRÉCEPTEUR.

Votre altesse touche au moment de s’en convaincre par elle-même.

LE PRINCE.

C’est vrai !… Et j’approche de ce moment avec une émotion inconcevable.

LE PRÉCEPTEUR.

Votre cœur paternel aura sujet de se réjouir.

LE PRINCE.

Mon cœur paternel !… L’abbé, laissons ces mots-là aux gens qui ont bonne grâce à s’en servir. Ceux-là, s’ils savaient par quel mensonge hardi, insensé presque, il m’a fallu acheter le repos et la considération de mes vieux jours, chargeraient ma tête d’une lourde accusation, je le sais ! Ne leur empruntons donc pas le langage d’une tendresse étroite et banale. Mon affection pour les enfants de ma race a été un sentiment plus grave et plus fort.

LE PRÉCEPTEUR.

Un sentiment passionné !

LE PRINCE.

Ne me flattez pas, on pourrait aussi bien l’appeler criminel ; je sais la valeur des mots, et n’y attache aucune importance. Au-dessus des vulgaires devoirs et des puérils soucis de la paternité bourgeoise, il y a les devoirs courageux, les ambitions dévorantes de la paternité patricienne. Je les ai remplis avec une audace désespérée. Puisse l’avenir ne pas flétrir ma mémoire, et ne pas abaisser l’orgueil de mon nom devant des questions de procédure ou des cas de conscience !

LE PRÉCEPTEUR.

Le sort a secondé merveilleusement jusqu’ici vos desseins.

LE PRINCE, après un instant de silence.

Vous m’avez écrit qu’il était d’une belle figure ?

LE PRÉCEPTEUR.

Admirable ! C’est la vivante image de son père.

LE PRINCE.

J’espère que son caractère a plus d’énergie !

LE PRÉCEPTEUR.

Je l’ai mandé souvent à votre altesse, une incroyable énergie !

LE PRINCE.

Son pauvre père ! C’était un esprit timide… une âme timorée. Bon Julien ! quelle peine j’eus à le décider à garder ce secret à son confesseur au lit de mort ! Je ne doute pas que ce fardeau n’ait avancé le terme de sa vie…

LE PRÉCEPTEUR.

Plutôt la douleur que lui causa la mort prématurée de sa belle et jeune épouse…

LE PRINCE.

Je vous ai défendu de m’adoucir les choses ; monsieur l’abbé, je suis de ces hommes qui peuvent supporter toute la vérité. Je sais que j’ai fait saigner des cœurs, et que ceci en fera saigner encore ! N’importe, ce qui est fait est fait… Il entre dans sa dix-septième année ; il doit être d’une assez jolie taille ?

LE PRÉCEPTEUR.

Il a plus de cinq pieds, monseigneur, et il grandit toujours et rapidement.

LE PRINCE, avec une joie très-marquée.

En vérité ! Le destin nous aide en effet ! Et la figure, est-elle déjà un peu mâle ? Déjà ! Je voudrais me faire illusion à moi-même… Non, ne me dites plus rien ; je le verrai bien… Parlez-moi seulement du moral, de l’éducation.

LE PRÉCEPTEUR.

Tout ce que votre altesse a ordonné a été ponctuel-