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LA VALLÉE NOIRE.

et, s’il prend le plus long pour arriver au Lys-Saint-George, c’est-à-dire s’il oblique par le chemin de gauche, il verra le vallon de Neuvy se présenter sous un aspect enchanteur. Au Lys, il visitera le château et l’affreux cachot où Ludovic Sforce a langui dix-huit mois. Il déjeunera en plein air, je le lui conseille, pour admirer le pays environnant, et ensuite il ira gagner le Magnié par Fourche et la grande prairie.

Du Lys à Fourche, le pays change d’aspect. C’est là que la vallée s’ouvre sur des landes tourmentées, et commence à cesser d’être Vallée-Noire. Les arbres deviennent plus rares, les horizons moins harmonieux, les terres plus froides. Mais l’aspect de cette région transitoire est grandiose, quand le soleil fait étinceler les flaques d’eau en s’abaissant derrière les buttes inégales où la bruyère commence à se montrer, plante folle et charmante, qui s’étale fièrement à côté du dernier sillon tracé par le laboureur sur cette limite du fromental généreux et de la brande inféconde.

Bon voyageur, tu tâcheras de ne pas te tromper de chemin, car tu pourrais courir longtemps avant de trouver l’Indre guéable. Pour rentrer dans la Vallée-Noire, tu demanderas Fourche ; car si tu prends par Mers (et je te conseille Mers et Presles pour le lendemain), tu ne verrais pas ce soir un coin de bois qu’il faut traverser avant Fourche, et qui est, sur ma parole, un joli coin de bois. Le petit castel du Magnié, les jardins et les bois si bien plantés et si bien situés qui l’entourent, son air d’abandon, son silence et sa poésie, ont bien aussi leur mérite.

Mais, dans cette tournée, où mangeras-tu, où dormiras-tu, où trouveras-tu du café, des journaux, des cigares, et quelqu’un à qui parler ? Nulle part, je t’en préviens. Tu feras comme tu pourras, et même, pour te diriger à travers ce labyrinthe de chemins verdoyants et perfides, tu trouveras peu d’aide. Les passants sont rares, les métairies sont vides à la saison des travaux d’été, seule saison où le pays ne soit pas inondé et impraticable. Tu n’es pas ici en Suisse ; si tu demandes à un paysan de te servir de guide, il te répondra en riant : « Bah ! est-ce que j’ai le temps ? J’ai mes bœufs, mes blés ou mes foins à rentrer. » Si tu demandes à Angibault le chemin du Lys-Saint-George, on te dira : « Ma foi ! c’est quelque part par là. Je n’y ai jamais été. » Le meunier peut connaître le pays à une lieue à la ronde, mais sa femme et ses enfants n’ont certes jamais voyagé que dans le rayon d’un kilomètre autour de leur demeure. Tu rencontreras partout des gens polis et bienveillants, mais ils ne peuvent rien pour toi, et ils ne comprendront pas que tu veuilles voir leur pays.

Et, au fait, pourquoi voudrait-on venir de loin pour le voir, ce pays modeste qui n’appelle personne, et dont l’humble et calme beauté n’est pas faite pour piquer la curiosité des oisifs ? Dans les pays à grands accidents, comme les montagnes élevées, la nature est orgueilleuse et semble dédaigner les regards, comme ces fières beautés qui sont certaines de les attirer toujours. Dans d’autres contrées moins grandioses, elle se fait coquette dans les détails, et inspire des passions au paysagiste. Mais elle n’est ni farouche ni prévenante dans la Vallée-Noire : elle est tranquille, sereine, et muette sous un sourire de bonté mytérieuse. Si l’on comprend bien sa physionomie, on peut être sûr que l’on connaît le caractère de ses habitants. C’est une nature qui ne se farde en rien, et qui s’ignore elle-même. Il n’y a pas là d’exubérance irréfléchie, mais une fécondité patiente et inépuisable. Point de luxe, et pourtant la richesse ; aucun détail qui mérite de fixer l’attention, mais un vaste ensemble dont l’harmonie vous pénètre peu à peu, et fait entrer dans l’âme le sentiment du repos. Enfin on peut dire de cette nature qu’elle possède une aménité grave, une majesté forte et douce, et qu’elle semble dire à l’étranger qui la contemple : « Regarde-moi si tu veux, peu m’importe. Si tu passes, bon voyage ; si tu restes, tant mieux pour toi. »

J’ai dit que comprendre la physionomie de cette contrée, c’était connaître le caractère de ses habitants, et j’ai dit là une grande naïveté. Le sol ne communique-t-il pas à l’homme des instincts et une organisation analogue à ses propriétés essentielles ? La terre, et le bras et le cerveau de l’homme qui la cultive ne réagissent-ils pas continuellement l’un sur l’autre ? À intensité égale de soleil, le plus ou moins de vertu du sol fait un air plus ou moins souple et sain, plus ou moins pur et vivifiant. L’air est admirablement doux et respirable dans la Vallée-Noire. Point de grandes rivières, conducteurs électriques des ouragans et des maladies ; point d’eaux stagnantes, de marécages conservateurs perfides des germes pestilentiels. Partout des mouvements de terrain dont la science agricole pourrait tirer sans doute un meilleur parti, mais qui du moins facilitent naturellement un rapide écoulement aux inondations ; des terres qui ne sèchent pas vite, mais qui ne s’imbibent pas vite non plus, et qui ne communiquent pas de brusques transitions à l’atmosphère. L’homme qui naît dans cet air tranquille ne connaît ni l’excitation fébrile des pays des montagnes, ni l’accablement des régions brûlantes. Il se fait un tempérament pacifique et soutenu. Ses instincts manquent d’élan ; mais s’il ignore les mouvements impétueux de l’imagination, il connaît les douceurs de la méditation, et la puissance de l’entêtement, cette force du paysan, qui raisonne à sa manière, et s’arrange, en dépit du progrès, pour l’espèce de bonheur et de dignité qu’il conçoit. Les gens civilisés parlent bien à leur aise de bouleverser tout cela, oubliant qu’il y a bien des choses à respecter dans ces antiques habitudes de sobriété morale et physique, et que le paysan ne fera jamais bien que ce qu’il fera de bonne grâce.

Si le sol agit lentement et mystérieusement sur le tempérament et le caractère de l’homme, l’homme, à son tour, agit ostensiblement sur la physionomie du sol. Son action paraît plus prompte, il faut moins de temps pour ébrancher un arbre, ou creuser un fossé, que pour faire des dents de sagesse : mais cette action du bras humain étant moins soutenue, est soumise à des lois moins fixes ; celle du sol reste victorieuse à la longue, et l’homme ne change pas plus dans la Vallée-Noire, que le système du labourage et l’aspect des campagnes.

Grâce à des habitudes immémoriales, la Vallée-Noire tire son caractère particulier de la mutilation de ses arbres. Excepté le noyer et quelques ormes séculaires autour des domaines ou des églises de hameau, tout est ébranché impitoyablement pour la nourriture des moutons pendant l’hiver. Le détail est donc sacrifié dans la paysage, mais l’ensemble y gagne, et la verdure touffue des téteaux renouvelée ainsi chaque année prend une intensité extraordinaire. Les amateurs de style en peinture se plaindraient de cette monstrueuse coutume ; et pourtant, lorsque, d’un sommet quelconque de notre vallée, ils en saisissent l’aspect général, ils oublient que chaque arbre est un nain trapu ou un baliveau rugueux, pour s’étonner de cette fraîcheur répandue à profusion. Ils demandent si cette contrée est une forêt ; mais bientôt, plongeant dans les interstices, ils s’aperçoivent de leur méprise. Cette contrée est une prairie coupée à l’infini par des buissons splendides et des bordures d’arbres ramassés, semée de bestiaux superbes, et arrosée de ruisseaux qu’on voit ça et là courir sous l’épaisse végétation qui les ombrage. Il n’y aurait jamais de point de vue possible dans un pays ainsi planté, et avec un terrain aussi accidenté, si les arbres étaient abandonnés à leur libre développement. La beauté du pays existerait, mais, à moins de monter sur la cime des branches, personne n’en jouirait. L’artiste, qui rêve en contemplant l’horizon, y perdrait le spectacle de sites enchanteurs, et le paysan, qui n’est jamais absurde et faux dans son instinct, n’y aurait plus cette jouissance de respirer et de voir, qu’il exprime en disant : C’est bien joli par ici, c’est bien clair, on voit loin.

Voir loin, c’est la rêverie du paysan ; c’est aussi celle du poëte. Le paysagiste aime mieux un coin bien composé que des lointains infinis. Il a raison pour son usage ; mais le rêveur, qui n’est pas forcé de traduire le charme de sa contemplation, adorera toujours ces vagues profon-