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MATTEA.

lit, aux premiers rayons du jour, pour prendre le peu d’instants de repos nécessaire à son organisation active, le plan de toute sa vie était déjà conçu et arrêté. Timothée n’était pas, comme Abul, un homme simple et candide, un héros de sincérité et de désintéressement. C’était un homme bien supérieur à lui dans un sens, et peu inférieur dans l’autre, car ses mensonges n’étaient jamais des perfidies, ses méfiances n’étaient jamais des injustices. Il avait toute l’habileté qu’il faut pour être un scélérat, moins l’envie et la volonté de l’être. Dans les occasions où sa finesse et sa prudence étaient nécessaires pour opérer contre des fripons, il leur montrait qu’on peut les surpasser dans leur art sans embrasser leur profession. Ses actions portaient toutes un caractère de profondeur, de prévoyance, de calcul et de persévérance. Il avait trompé bien souvent, mais il n’avait jamais dupé ; ses artifices avaient toujours tourné au profit des bons contre les méchants. C’était là son principe, que tout ce qui est nécessaire est juste, et que ce qui produit le bien ne peut être le mal. C’est un principe de morale turque qui prouve le vide et la folie de toute formule humaine, car les despotes ottomans s’en servent pour faire couper la tête à leurs amis sur un simple soupçon, et Timothée n’en faisait pas moins une excellente application à tous ses actes. Quant à sa délicatesse personnelle, un mot suffisait pour la prouver : c’est qu’il avait été employé par dix maîtres cent fois moins habiles que lui, et qu’il n’avait pas amassé la plus petite pacotille à leur service. C’était un garçon jovial, aimant la vie, dépensant le peu qu’il gagnait, aussi incapable de prendre que de conserver, mais aimant la fortune et la caressant en rêve comme une maîtresse qu’il est très-difficile d’obtenir et très-glorieux de fixer.

Sa plus chère et sa plus légitime espérance dans la vie était de se trouver un jour assez riche pour s’établir en Italie ou en France, et pour être affranchi de toute domination. Il avait pourtant une vive et sincère affection pour Abul, son excellent maître. Quand il faisait des tours d’adresse à ce crédule patron (et c’était toujours pour le servir, car Abul se fût ruiné en un jour s’il eût été livré à ses propres idées dans la conduite des affaires) ; quand, dis-je, il le trompait pour l’enrichir, c’était sans jamais avoir l’idée de se moquer de lui, car il l’estimait profondément, et ce qui était à ses yeux de la stupidité chez ses autres maîtres devenait de la grandeur chez Abul.

Malgré cet attachement, il désirait se reposer de cette vie de travail, ou au moins en jouir par lui-même, et ne plus user ses facultés au service d’autrui. Une grande opération l’eût enrichi s’il eût eu beaucoup d’argent ; mais, n’en ayant pas assez, il n’en voulait pas faire de petites, et surtout il repoussait avec un froid et silencieux mépris les insinuations de ceux qui voulaient l’intéresser aux leurs aux dépens d’Abul-Amet. M. Spada n’y avait pas manqué ; mais, comme Timothée n’avait pas voulu comprendre, le digne marchand de soieries se flattait d’avoir été assez habile en échouant pour ne pas se trahir.

Un mariage avantageux était la principale utopie de Timothée. Il n’imaginait rien de plus beau que de conquérir son existence, non sur des sots et des lâches, mais sur le cœur d’une femme d’esprit. Mais, comme il ne voulait pas vendre son honneur à une vieille et laide créature, comme il avait l’ambition d’être heureux en même temps que riche, et qu’il voulait la rencontrer et la conquérir jeune, belle, aimable et spirituelle, on pense bien qu’il ne trouvail pas souvent l’occasion d’espérer. Cette fois enfin, il l’avait touchée du doigt, cette espérance. Depuis longtemps il essayait d’attirer l’attention de Mattea, et il avait réussi à lui inspirer de l’estime et de l’amitié. La découverte de son amour pour Abul l’avait bouleversé un instant ; mais, en y réfléchissant, il avait compris combien peu de crainte devait lui inspirer cet amour fantastique, rêve d’un enfant en colère qui veut fuir ses pédagogues et qui parle d’aller dans l’île des Fées. Un instant aussi il avait failli renoncer à son entreprise, non plus par découragement, mais par dégoût ; car il voulait aimer Mattea en la possédant, et il avait craint de trouver en elle une effrontée. Mais il avait reconnu que la conduite de cette jeune fille n’était que de l’extravagance, et il se sentait assez supérieur à elle pour l’en corriger en faisant le bonheur de tous deux. Elle avait le temps de grandir, et Timothée ne désirait ni espérait l’obtenir avant quelques années. Il fallait commencer par détruire un amour dans son cœur avant de pouvoir y établir le sien. Timothée sentit que le plus sûr moyen qu’un homme puisse employer pour se faire haïr, c’est de combattre un rival préféré et de s’offrir à la place. Il résolut, au contraire, de favoriser en apparence le sentiment de Mattea, tout en le détruisant par le fait sans qu’elle s’en aperçût. Pour cela, il n’était pas besoin de nier les vertus d’Abul, Timothée ne l’eût pas voulu ; mais il pouvait faire ressortir l’impuissance de ce cœur musulman pour un amour de femme, sans porter la moindre atteinte de regret à l’amateur éclairé qui trouvait la matrone Loredana plus belle que sa fille.

La princesse Veneranda fut dérangée au milieu de son précieux sommeil par l’arrivée de Mattea à une heure indue. Il n’est guère d’heures indues à Venise ; mais en tout pays il en est pour une femme qui subordonne toutes ses habitudes à l’importante affaire de se maintenir le teint frais. Comme pour ajouter au bienfait de ses longues nuits de repos, elle se servait d’un enduit cosmétique dont elle avait acheté la recette à prix d’or à un sorcier arabe, elle fut assez troublée de cet événement, et s’essuya à la hâte pour ne point faire soupçonner qu’elle eût besoin de recourir à l’art. Quand elle eut écouté la plainte de Mattea, elle eut bien envie de la gronder, car elle ne comprenait rien aux idées exaltées ; mais elle n’osa le faire, dans la crainte d’agir comme une vieille et de paraître telle à sa filleule et à elle-même. Grâce à cette crainte, Mattea eut la consolation de lui entendre dire : « Je te plains, ma chère amie ; je sais ce que c’est que la vivacité des jeunes têtes ; je suis encore bien peu sage moi-même, et entre femmes on se doit de l’indulgence. Puisque tu viens à moi, je me conduirai avec toi comme une véritable sœur et te garderai quelques jours, jusqu’à ce que la fureur de ta mère, qui est un peu trop dure, je le sais, soit passée. En attendant, couche-toi sur le lit de repos qui est dans mon cabinet, et je vais envoyer chez tes parents afin qu’en s’apercevant de ta fuite ils ne soient pas en peine.

Le lendemain M. Spada vint remercier la princesse de l’hospitalité qu’elle voulait bien donner à une malheureuse folle. Il parla assez sévèrement à sa fille. Néanmoins il examina avec une anxiété qu’il s’efforçait vainement de cacher la blessure qu’elle avait au front. Quand il eut reconnu que c’était peu de chose, il pria la princesse de l’écouter un instant en particulier ; et, quand il fut seul avec elle, il tira de sa poche la boîte de cristal de roche qu’Abul avait donnée à Mattea. « Voici, dit-il, un bijou et une drogue que cette pauvre infortunée a laissés tomber de son sein pendant que sa mère la frappait. Elle ne peut l’avoir reçue que du Turc ou de son serviteur. Votre Excellence m’a parlé d’amulettes et de philtres : ceci ne serait-il point quelque poison analogue, propre à séduire et à perdre les filles ?

— Par les clous de la sainte croix, s’écria Veneranda, cela doit être ! »

Mais quand elle eut ouvert la boîte et examiné les pastilles : « Il me semble, dit-elle, que c’est de la gomme de lenstique, que nous appelons mastic dans notre pays. En effet, c’est même de la première qualité, du véritable skinos. Néanmoins il faut essayer d’en tremper un grain dans de l’eau bénite, et nous verrons s’il résistera à l’épreuve. »

L’expérience ayant été faite, à la grande gloire des pastilles, qui ne produisirent pas la plus petite détonation et ne répandirent aucune odeur de soufre, Veneranda rendit la boîte à M. Spada, qui se retira en la remerciant et en la suppliant d’emmener au plus vite sa fille loin de Venise.

Cette résolution lui coûtait beaucoup à prendre ; car avec elle il perdait l’espoir de la soie blanche et, il re-