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MATTEA.

répondit à tout hasard : « Comme il vous plaira, madamigella. »

Enfin, Mattea ayant répété une troisième fois son avertissement en essayant de changer et d’ajouter quelques mots, il crut comprendre, à la sévérité de son visage, qu’elle était en colère contre lui. Alors, cherchant en lui-même en quoi il avait pu l’offenser, il se souvint qu’il ne lui avait fait aucun présent ; et s’imaginant qu’à Venise, comme dans plusieurs des contrées qu’il avait parcourues, c’était un devoir de politesse indispensable envers la fille de son associé, il réfléchit un instant au don qu’il pouvait lui faire sur-le-champ pour réparer son oubli. Il ne trouvra rien de mieux qu’une boîte de cristal pleine de gomme de lenstique qu’il portait habituellement sur lui, et dont il mâchait une pastille de temps en temps, suivant l’usage de son pays. Il tira ce don de sa poche et le mit dans la main de Mattea. Mais comme elle le repoussait, il craignit d’avoir manqué de grâce, et se souvenant d’avoir vu les Vénitiens baiser la main aux femmes qu’ils abordaient, il baisa celle de Mattea ; et, voulant ajouter quelque parole agréable, il mit sa propre main sur sa poitrine en disant en italien d’un air grave et solennel : « Votre ami. »

Cette parole simple, ce geste franc et affectueux, la figure noble et belle d’Abul firent tant d’impression sur Mattea, qu’elle ne se fit aucun scrupule de garder un présent si honnêtement offert. Elle crut s’être fait comprendre, et interpréta l’action de son nouvel ami comme un témoignage d’estime et de confiance. « Il ignore nos usages, se dit-elle, et je l’offenserais sans doute en refusant son présent. Mais ce mot d’ami qu’il a prononcé exprime tout ce qui se passe entre lui et moi : loyauté sainte, affection fraternelle ; nos cœurs se sont entendus. »

Elle mit la boîte dans son sein en disant : « Oui, amis, amis pour la vie. » Et tout émue, joyeuse, attendrie, rassurée, elle referma son voile et reprit sa sérénité. Abul, satisfait d’avoir rempli son devoir, se rendit le témoignage d’avoir fait un présent de valeur convenable, la boîte étant de cristal du Caucase, et la gomme de lenstique étant une denrée fort chère et fort rare que produit la seule île de Scio, et dont le Grand Seigneur avait alors le monopole. Dans cette confiance, il reprit sa cuiller de vermeil et acheva tranquillement son sorbet à la rose.

Pendant ce temps, Timothée, jaloux de tourmenter M. Spada, lui communiquait d’un air important les observations les plus futiles, et chaque fois qu’il le voyait tourner la tête avec inquiétude pour regarder sa fille, il lui disait : « Qui peut vous tourmenter ainsi, mon cher seigneur ? la signora Mattea n’est pas seule au café. N’est-elle pas sous la protection de mon maître, qui est l’homme le plus galant de l’Asie Mineure ! Soyez sûr que le temps ne semble pas trop long au noble Abul-Amet. »

Ces réflexions malignes enfonçaient mille serpents dans l’âme bourrelée de Zacomo ; mais en même temps elles réveillaient la seule chance sur laquelle pût être fondé l’espoir d’acheter la soie blanche, et Zacomo se disait : « Allons, puisque la faute est faite, tâchons d’en profiter. Pourvu que ma femme ne le sache pas, tout sera facile à arranger et à réparer. »

Il en revenait alors à la supputation de ses intérêts. « Mon cher Timothée, disait-il, sois sûr que ton maître a offert beaucoup trop de cette marchandise. Je connais bien celui qui en a offert deux mille sequins (c’était lui-même), et je te jure que c’était un prix honnête.

— Eh quoi ! répondait le jeune Grec, n’auriez-vous pas pris en considération la situation malheureuse d’un confrère, si c’était vous, je suppose, qui eussiez fait cette offre ?

— Ce n’est pas moi, Timothée ; je connais trop les bons procédés que je dois à l’estimable Amet pour aller jamais sur ses brisées dans un genre d’affaire qui le concerne exclusivement.

— Oh ! je le sais, reprit Timothée d’un air grave, vous ne vous écartez jamais en secret de la branche d’industrie que vous exercez en public ; vous n’êtes pas de ces débitants qui enlèvent aux fabricants qui les fournissent un pain légitime ; non certes ! »

En parlant ainsi, il le regarda fixement sans que son visage trahit la moindre ironie ; et ser Zacomo, qui, à l’égard de ses affaires, possédait une assez bonne dose de ruse, affronta ce regard sans que son visage trahit la moindre perfidie.

« Allons donc décider Amet, reprit Timothée, car, entre gens de bonne foi comme nous le sommes, on doit s’entendre à demi-mot. M. Spada vient de m’offrir pour vous, dit-il en turc à son maître, le remboursement de votre créance de cette année ; le jour où vous aurez besoin d’argent, il le tiendra à votre disposition.

— C’est bien, répondit Abul, dis à cet honnête homme que je n’en ai pas besoin pour le moment, et que mon argent est plus en sûreté dans ses mains que sur mes navires. La foi d’un homme vertueux est un roc en terre ferme, les flots de la mer sont comme la parole d’un larron.

— Mon maître m’accorde la permission de conclure cette affaire avec vous de la manière la plus loyale et la plus avantageuse aux deux parties, dit Timothée à M. Spada ; nous en parlerons donc dans le plus grand détail demain, et si vous voulez que nous allions ensemble examiner la marchandise dans le port, j’irai vous prendre de bonne heure.

— Dieu soit loué ! s’écria M. Spada, et que dans sa justice il daigne convertir à la vraie foi l’âme de ce noble musulman ! »

Après cette exclamation ils se séparèrent, et M. Spada reconduisit sa fille jusque dans sa chambre, où il l’embrassa avec tendresse, lui demandant pardon dans son cœur de s’être servi de sa passion comme d’un enjeu ; puis il se mit en devoir d’examiner ses comptes de la journée. Mais il ne fut pas longtemps tranquille, car madame Loredana vint le trouver avec un coffre à la main. C’étaient quelques hardes qu’elle venait de préparer pour sa fille, et elle exigeait que son mari la conduisît chez la princesse le lendemain dès le point du jour. M. Spada n’était plus aussi pressé d’éloigner Mattea ; il tâcha d’éluder ces sommations ; mais voyant qu’elle était décidée à la conduire elle-même dans un couvent s’il hésitait à l’emmener, il fut forcé de lui avouer que la réussite de son affaire dépendait seulement de quelques jours de plus de la présence de Mattea dans la boutique. Cette nouvelle irrita beaucoup la Loredana ; mais ce fut bien pis lorsque ayant fait subir un interrogatoire implacable à son époux, elle lui fit confesser qu’au lieu d’aller chez la princesse dans la soirée, il avait parlé au musulman dans un café en présence de Mattea. Elle devina les circonstances aggravantes que celait encore M. Spada, et les lui ayant arrachées par la ruse, elle entra dans une juste colère contre lui et l’accabla d’injures violentes mais trop méritées.

Au milieu de cette querelle, Mattea, à demi déshabillée, entra, et se mettant à genoux entre eux deux : « Ma mère, dit-elle, je vois que je suis un sujet de trouble et de scandale dans cette maison ; accordez-moi la permission d’en sortir pour jamais. Je viens d’entendre le sujet de votre dispute. Mon père suppose qu’Abul Amet a le désir de m’épouser, et vous, ma mère, vous supposez qu’il a celui de me séduire et de m’enfermer dans son harem avec ses concubines. Sachez que vous vous trompez tous deux. Abul est un honnête homme à qui sa religion défend sans doute de m’épouser, car il n’y songe pas, mais qui, ne m’ayant point achetée, ne songera jamais à me traiter comme une concubine. Je lui ai demandé sa protection et une existence modeste en travaillant dans ses ateliers ; il me l’accorde ; donnez-moi votre bénédiction, et permettez-moi d’aller vivre à l’île de Scio. J’ai lu un livre chez ma marraine dans lequel j’ai vu que c’était un beau pays, paisible, industrieux, et celui de toute la Grèce où les Turcs exercent une domination plus douce. J’y serai pauvre, mais libre, et vous serez plus tranquilles quand vous n’aurez plus, vous, ma mère, un objet de haine ; vous, mon père, un sujet d’alarmes. J’ai vu aujourd’hui combien le soin de vos richesses a d’empire sur votre