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MATTEA.

la fenêtre mystérieuse. Alors ce qu’il avait prévu arriva ; une lettre tomba dans la corbeille où étaient ses macarons au girofle. Il la prit fort tranquillement et la cacha dans sa bourse, tout en remarquant l’anxiété de Loredana, qui à chaque instant s’approchait de la vitre du rez-de-chaussée pour l’observer ; mais elle n’avait rien vu. Timotbée rentra dans la salle du café et lut le billet suivant ; il l’ouvrit sans façon, ayant reçu une fois pour toutes de son maître l’autorisation de lire les lettres qui lui seraient adressées, et sachant bien d’ailleurs qu’Abul ne pourrait se passer de lui pour en comprendre le sens.

« Abul-Amet, je suis une pauvre fille opprimée et maltraitée ; je sais que votre vaisseau va mettre à la voile dans quelques jours ; voulez-vous me donner un petit coin pour que je me réfugie en Grèce ? Vous êtes bon et généreux, à ce qu’on dit ; vous me protégerez, vous me mettrez dans votre palais ; ma mère m’a dit que vous aviez plusieurs femmes et beaucoup d’enfants ; j’élèverai vos enfants et je broderai pour vos femmes, ou je préparerai la soie dans vos ateliers, je serai une espèce d’esclave ; mais, comme étrangère, vous aurez des égards et des bontés particulières pour moi, vous ne souffrirez pas qu’on me persécute pour me faire abandonner ma religion, ni qu’on me traite avec trop de dédain. J’espère en vous et en un Dieu qui est celui de tous les hommes.

« Mattea. »

Cette lettre parut si étrange à Timothée qu’il la relut plusieurs fois jusqu’à ce qu’il en eût pénétré le sens. Comme il n’était pas homme à comprendre à demi, lorsqu’il voulait s’en donner la peine, il vit, dans cet appel à la protection d’un inconnu, quelque chose qui ressemblait à de l’amour et qui pourtant n’était pas de l’amour. Il avait vu souvent les grands yeux noirs de Mattea s’attacher avec une singulière expression de doute, de crainte et d’espoir sur le beau visage d’Abul ; il se rappelait la mauvaise humeur de la mère et son désir de l’éloigner ; il réfléchit sur ce qu’il avait à faire, puis il alluma sa pipe avec la lettre, paya son sorbet, et marcha à la rencontre de ser Zacomo, qu’il apercevait au bout de la place.

Au moment où Timothée l’aborda, il caressait l’acquisition prochaine d’une cargaison de soie arrivant de Smyrne pour recevoir la teinture à Venise, comme cela se pratiquait à cette époque. La soie retournait ensuite en Orient pour recevoir la façon, ou bien elle était façonnée et débitée à Venise, selon l’occurrence. Cette affaire lui offrait la perspective la plus brillante et la mieux assurée ; mais un rocher tombant du haut des montagnes sur la surface unie d’un lac y cause moins de trouble que ces paroles de Timothée n’en produisirent dans son âme : « Mon cher seigneur Zacomo, je viens vous présenter les salutations de mon maître Abul-Amet, et vous prier de sa part de vouloir bien acquitter une petite note de deux mille sequins qui vous sera présentée à la fin du mois, c’est-à-dire dans dix jours. »

Cette somme était à peu près celle dont M. Spada avait besoin pour acheter sa chère cargaison de Smyrne, et il s’était promis d’en disposer à cet effet, se flattant d’un plus long crédit de la part d’Abul. « Ne vous étonnez point de cette demande, lui dit Timothée d’un ton léger et feignant de ne point voir sa pâleur ; Abul vous donné, s’il eût été possible, l’année tout entière pour vous acquitter, comme il l’a fait jusqu’ici ; et c’est avec grand regret, je vous jure, qu’un homme aussi obligeant et aussi généreux s’expose à vous causer peut-être une petite contrariété ; mais il se présente pour lui une magnifique affaire à conclure. Un petit bâtiment smyrniote que nous connaissons vient d’apporter une cargaison de soie vierge.

— Oui, j’ai entendu parler de cela, balbutia Spada de plus en plus effrayé.

— L’armateur du Smyrniote a appris en entrant dans le port un échec épouvantable arrivé à sa fortune ; il faut qu’il réalise à tout prix quelques fonds et qu’il coure à Corfou, où sont ses entrepôts. Abul, voulant profiter de l’occasion sans abuser de la position du Smyrniote, lui offre deux mille cinq cents sequins de sa cargaison ; c’est une belle affaire pour tous les deux, et qui fait honneur à la loyauté d’Abul, car on dit que le maximum des propositions faites ici au Smyrniote est de deux mille sequins. Abul, ayant la somme excédante à sa disposition, compte sur le billet à ordre que vous lui avez signé ; vous n’apporterez pas de retard à l’exécution de nos traités, nous le savons, et vous prions, cher seigneur Zacomo, d’être assuré que sans une occasion extraordinaire…

— Oh ! faquin | délivre-moi au moins de tes phrases, s’écriait dans le secret de son âme le triste Spada ; bourreau, qui me faites manquer la plus belle affaire de ma vie, et qui venez encore me dire en face de payer pour vous ! »

Mais ces exclamations intérieures se changeaient en sourires forcés et en regards effarés sur le visage de M. Spada. « Eh quoi ! dit-il enfin en étouffant un profond soupir, Abul doute-t-il de moi, et d’où vient qu’il veut ête soldé avant l’échéance ordinaire ?

— Abul ne doutera jamais de vous, vous le savez depuis longtemps, et la raison qui l’oblige à vous réclamer sa somme, Votre Seigneurie vient de l’entendre. »

Il ne l’avait que trop entendue ; aussi joignait-il les mains d’un air consterné. Enfin, reprenant courage :

— Mais savez-vous, dit-il, que je ne suis nullement forcé de payer avant l’époque convenue ?

— Si je me rappelle bien l’état de nos affaires, cher monsieur Spada, répondit Timothée avec une tranquillité et une douceur inaltérables, vous devez payer à vue sur présentation de vos propres billets.

— Hélas ! hélas ! Timothée, votre maître est-il un homme capable de me persécuter et d’exiger à la lettre l’exécution d’un traité avec moi ?

— Non, sans doute ; aussi, depuis cinq ans, vous a-t-il donné, pour vous acquitter, le temps de rentrer dans les fonds que vous vous aviez absorbés ; mais aujourd’hui…

— Mais, Timothée, la parole d’un musulman vaut un titre, à ce que dit tout le monde, et ton maître s’est engagé maintes fois verbalement à me laisser toujours la même latitude ; je pourrais fournir des témoins au besoin, et…

— Et qu’obtiendriez-vous ? dit Timothée, qui devinait fort bien.

— Je sais, répondit Zacomo, que de pareils engagements n’obligent personne, mais on peut discréditer ceux qui les prennent en faisant connaître leur conduite désobligeante.

— C’est-à-dire, reprit tranquillement Timothée, que vous diffameriez un homme qui, ayant des billets à ordre signés de vous dans sa poche, vous a laissé un crédit illimité pendant cinq ans ! Le jour où cet homme serait forcé de vous faire tenir vos engagements à la lettre, vous lui allégueriez un engagement chimérique ; mais on ne déshonore pas Abul-Amet, et tous vos témoins attesteraient qu’Amet vous a fait verbalement cette concession avec une restriction dont voici la lettre exacte : M. Spada ne serait point requis de payer avant un an, à moins d’un cas extraordinaire.

— À moins d’une perte totale des marchandises d’Abdul dans le port, interrompit M. Spada, et ce n’est pas ici le cas.

— À moins d’un cas extraordinaire, répéta Timothée avec un sang-froid imperturbable. Je ne saurais m’y tromper. Ces paroles ont été traduites du grec moderne en vénitien, et c’est par ma bouche que cette traduction est arrivée à vos oreilles, mon cher seigneur ; ainsi donc…

— Il faut que j’en parle avec Abul, s’écria M. Spada, il faut que je le voie.

— Quand vous voudrez, répondit le jeune Grec.

— Ce soir, dit Spada.

— Ce soir il sera chez vous, reprit Timothée ; » et il s’éloigna en accablant de révérences le malheureux Zacomo, qui, malgré sa politesse ordinaire, ne songea pas à lui rendre seulement un salut, et rentra dans sa boutique, dévoré d’anxiété.

Son premier soin fut de confier à sa femme le sujet de son désespoir. Loredana n’avait pas les mœurs douces et paisibles de son mari, mais elle avait l’âme plus désinté-