Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 7, 1854.djvu/252

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
36
JEAN ZISKA.

Hésitant à jeter la torche au sein du Hussitisme, il envoya des députés à Prague d’abord, pour désavouer l’équipée que ses gens venaient d’y faire ; ensuite pour exhorter le parti calixtin à ne point élire Coribut. Il se faisait fort, disait-il, de défendre la Bohême contre l’Empereur et contre les grands, sans qu’il fût besoin qu’un peuple libre s’assujettît à un roi. « Ceux de Prague répondirent qu’ils étaient bien aises qu’il n’eût point de part à la dernière irruption des Taborites ; mais qu’ils étaient fort étonnés qu’il leur déconseillât Coribut, puisqu’il n’ignorait pas que toute république a besoin d’un chef. » À cette réponse, Ziska comprit qu’on ne voulait plus qu’il fût ce chef nécessaire ; et, blessé de voir préféré un étranger au bouclier éprouvé de la patrie, il s’écria en levant son bâton de commandement : J’ai par deux fois délivré ceux de Prague ; mais je suis résolu de les perdre, et je ferai voir que je puis également et sauver et opprimer ma patrie.

XIII.

Aussitôt Ziska se met en devoir d’exécuter cette terrible résolution ; et, tout en ravageant sur son chemin les terres des seigneurs catholiques, il marche sur Graditz, qui était réputée calixtine, avec l’intention de la surprendre. Cependant les Taborites, qui peut-être eussent voulu marcher tout de suite sur Prague, commençaient à murmurer. Une nuit qu’ils cheminaient dans les ténèbres, fatigués d’une longue course, ils refusèrent d’aller plus avant. Cet aveugle, disaient-ils, croit que le jour et la nuit nous sont pareils comme à lui. Ziska leur demanda s’il n’y avait pas quelque village aux environs ; on lui en nomma un : Allez donc y mettre le feu pour vous éclairer, reprit-il. Ils lui obéirent, et un peu plus loin ils rencontrèrent Czinko de Wartemberg et quelques autres grands seigneurs catholiques, qui leur livrèrent un rude combat. Ils en sortirent triomphants comme à l’ordinaire, et plusieurs de ces seigneurs y périrent, après quoi Ziska conduisit les Taborites à Graditz. Cette ville, qui avait une secrète inclination pour lui, le reçut à bras ouverts, au lieu de se défendre. Ceux de Prague vinrent pour la reprendre, et furent battus. De là, Ziska courut à Czaslaw, et s’en empara sans peine. Ceux de Prague vinrent encore l’y inquiéter, et, comme à Graditz, ils furent défaits et repoussés.

Ces nouvelles répandirent l’effroi dans Prague, et les magistrats résolurent d’envoyer à Ziska pour lui proposer un accommodement ; mais les seigneurs calixtins s’y opposèrent, et se firent fort de vaincre le redoutable aveugle. Il était plus facile de s’en vanter que de le faire.

Ziska fit, aussitôt après, une campagne en Moravie, pour seconder Procope contre l’évêque de fer. La seule approche de l’armée taborite mit en fuite l’archiduc Albert ; et Sigismond, qui le suivait pour assister à ses triomphes, partagea la honte de sa retraite. Jean de fer tint bon ; mais il ne put empêcher Jean Ziska de lui prendre quelques places et d’attirer dans son parti un grand nombre de seigneurs hussites de la Moravie.

Ziska ne s’arrêta pas longtemps dans cette contrée : son système était de dévaster et d’épouvanter, non de conquérir. Il laissa Procope aux prises avec l’évêque, et pénétra au cœur de l’Autriche, où il porta l’effroi et la ruine jusqu’aux rives du Danube. L’archiduc, ayant marché sur lui, ne le trouva plus. Ziska ne risquait jamais inutilement une bataille. Ennemi rapide, audacieux et insaisissable, la promptitude de ses résolutions le conduisait là où on l’attendait le moins, et le faisait disparaître, comme par magie, des lieux où on croyait l’atteindre. Il lui suffisait de marquer sa course par des ruines, et cette manière d’affaiblir l’ennemi était la plus sûre pour gagner du temps et ralentir l’effort de l’invasion.

Tandis qu’on le cherchait vers le Danube, il était déjà retourné en Moravie, et y prenait des forteresses. À Cremzir, il fut forcé d’en venir aux mains avec Jean de fer : c’était un adversaire digne de lui. Attaqué à l’improviste, au milieu de la nuit, soit que la situation fût grave, soit que Ziska commençât à douter de son étoile, on rapporte qu’il fut épouvanté, et que sans Procope il eût été défait pour la première fois ; mais Procope, blessé au visage, baissa la visière de son casque pour cacher son sang, et, entouré de la troupe d’élite qu’on appelait la cohorte fraternelle, fit des prodiges de valeur. Il se jeta dans la mêlée avec tant de furie, que Ziska, craignant qu’il ne s’engageât trop avant, fut forcé de réprimer son ardeur ; puis il retrancha son armée derrière les chariots, et feignit d’attendre le jour pour recommencer le combat. L’évêque, s’étant retiré à Olmutz, et comptant sur un renfort d’Autrichiens pour le lendemain, ne s’inquiéta pas davantage cette nuit-là. Mais, au point du jour, Ziska avait fait plier bagage : averti par des espions diligents de l’approche des Autrichiens, il était reparti pour la Bohême, ravageant, tuant et brûlant tout sur les terres de l’évêque et dans le pays morave.

Il trouva Graditz retombée au pouvoir des Calixtins. À peine sorti victorieux d’une embuscade que des seigneurs catholiques lui avaient tendue, cet homme infatigable, qui tenait tête à Sigismond et à l’archiduc au dehors, aux Catholiques et aux Calixtins au dedans, reprit Graditz, s’empara de la forteresse de Mlazowitz et de Libochowitz, qu’il rasa sans miséricorde ; passa dans le district de Pilsen, y détruisit Przestitz, Luditz ; et, partout harcelé et poursuivi par les seigneurs catholiques et calixtins, mais assisté par les villes de refuge, après avoir fait une course sur l’Elbe, il revint s’emparer de Kolin, ville considérable, à douze lieues de Prague.

Les Praguois passèrent l’Elbe pour le combattre ; « mais Ziska, que Sylvius Æneas appelle un autre Annibal pour ses ruses de guerre, au lieu de faire volte-face, s’enfuit à toute bride, comme s’il eût eu peur, afin de les attirer en certain lieu qu’il connaissait bien. Quand il y fut arrivé, il dit à ses gens : Où sommes-nous ? — À Maleschaux, sur les montagnes, lui répondit-on. — L’ennemi est-il loin ? — Non, il nous poursuit chaudement, il est dans la vallée. — Voici le temps ! dit Ziska ; et, ayant tout disposé pour la bataille, il harangua ainsi ses soldats, monté sur son chariot : Mes très-chers frères et mes braves compagnons, vous voyez que nous sommes attaqués par des gens que nous avons comblés de bienfaits et sauvés par deux fois des mains de Sigismond. À présent, par un esprit de domination, ils sont avides de notre sang. Courage, donc ; c’est aujourd’hui un jour décisif, où il s’agit, en vérité, de vaincre ou de périr. Il parlait encore, lorsque, averti qu’on voyait flotter les drapeaux ennemis au bas de la montagne, il donna le signal. » Le combat fut acharné ; mais la victoire ne déserta pas l’étendard taborite. Ceux de Prague prirent la fuite, laissant plusieurs milliers des leurs sur le champ de bataille, « entre lesquels il y avait un grand nombre de seigneurs de Bohême. Cette action se passa le 8 juin 1424. »

Ziska marche aussitôt à Cuttemberg, que ceux de Prague avaient relevée après l’incendie ordonné par Sigismond. Ziska la brûle de nouveau, et se rend à Klattaw qui l’appelait avec impatience, une seconde victoire à peu près semblable, par ses manœuvres et ses résultats, à celles des montagnes de Maleschaux, amène enfin Ziska aux portes de Prague, et cette fois avec la résolution et la certitude de s’en rendre maître.

Mais au moment de tourner leurs armes contre la métropole, contre la mère de la patrie, les gentilshommes de l’armée taborite se sentirent effrayés, et reculèrent devant leur entreprise. Les soldats, émus par leurs discours, hésitèrent. Il y avait comme un vague soupçon que Ziska n’agissait plus que pour satisfaire son orgueil, et venger un affront personnel. Pour apaiser le tumulte, le redoutable aveugle monta sur un tonneau de bière, et les harangua ainsi : « Pourquoi murmurez-vous contre moi, ô mes compagnons, contre moi qui vous défends tous les jours au péril de ma vie ? Sui-je votre chef ou suis-je votre ennemi ? Vous ai-je jamais conduits quelque part d’où vous ne soyez sortis vainqueurs ?