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JEAN ZISKA.

Calixtins, qui voulaient absolument un roi. Ziska était occupé ailleurs avec les Taborites. Les grands, qui étaient retournés au parti de Sigismond, se tenaient retranchés le mieux qu’ils pouvaient dans leurs châteaux. Cependant ils protestèrent contre l’élection de Coribut, et s’étant rassemblés avec ceux des gentilshommes qui étaient de leur parti, il déclarèrent que, bien qu’ils eussent toléré la première ambassade des Bohémiens en Pologne, ils n’avaient eu part ni à la seconde, ni à la troisième ; qu’ils ne se croyaient point déliés de leur serment envers Sigismond, seul souverain légitime ; et enfin que Coribut n’avait point été baptisé au nom de la sainte Trinité, étant né Russe et ennemi du nom chrétien. Coribut était Lithuanien et chrétien grec.

Les Praguois ayant répondu qu’il fallait accepter Coribut bon gré mal gré, les grands du royaume firent transporter la couronne royale et les ornements de la chapelle de Saint-Wenceslas à la forteresse de Carlstein, qui tenait pour l’empereur Sigismond avec une forte garnison ; et Coribut qui apparemment faisait constituer toute la validité de son élection dans ces ornements, alla assiéger Carlstein sans être couronné. On a conservé beaucoup de détails sur ce formidable siége, qui dura six mois, et qui échoua. Le parti calixtin, avec son roi, ne pouvait rien ou presque rien, tandis que les Taborites, avec leur invincible aveugle, ne connaissaient rien ou presque rien d’impossible. La place de Carlstein fut pourtant battue par des catapultes d’une si belle invention, que jamais depuis, dit l’historien Théobald, aucun ouvrier n’a pu en faire de semblables : « Les forêts voisines retentissaient du bruit des coups. » On arracha même les colonnes d’une église de Prague pour en faire des boulets. Mais les fortifications étaient si solides qu’on ne put les endommager. La garnison avait été choisie parmi des guerriers d’élite. Elle se défendit opiniâtrement à grands coups de pierre, en faisant pleuvoir les tuiles des toits. Avec des nattes et des fascines de branches de chêne, elle amortissait l’effet des frondes. Les Calixtins imaginèrent de lancer dans la place, avec leurs machines, deux mille tonneaux remplis d’ordures et de cadavres en putréfaction. L’infection causa une terrible épidémie aux assiégés. Les cheveux leur tombaient, et toutes leurs dents étaient ébranlées. Ils réussirent pourtant à faire consumer toutes ces immondices par la chaux vive et l’arsenic. Un habitant de la vieille Prague ayant été pris par eux, ils le mirent sur une tour avec une queue de renard au bout d’un bâton, en lui recommandant, par dérision, de chasser les mouches. Les assiégeants ne tinrent compte de la présence de ce malheureux, et n’en battirent la tour qu’avec plus de fureur. Mais aucun de leurs coups n’atteignit la victime, et les assiégés, frappés de superstition en voyant cette rare fortune, la délièrent et lui rendirent la liberté. En automne on fit une trêve de quelques jours, et les assiégés, ayant invité quelques-uns des assiégeants à leur rendre visite, ils les régalèrent splendidement, pour leur faire croire qu’ils avaient des vivres en abondance, bien qu’ils fussent au bout de leurs provisions. Ceux de Prague s’imaginèrent qu’ils en recevaient par des conduits souterrains. Un jour les assiégés feignirent de célébrer une noce. « On n’entendait que flûtes et bruits de gens qui sautaient et dansaient, quoiqu’il n’y eut ni époux ni épouse, et qu’ils n’eussent pas même du pain noir à manger. « Enfin il leur arriva de n’avoir plus qu’un pauvre bouc, qu’on laissait grimper sur les murailles pour faire croire qu’on avait du bétail. Il fallut pourtant le tuer, et quand on l’eut mangé, sa peau fut envoyée en présent au capitaine de ceux de Prague, qui était tailleur, pour le remercier de sa trêve. Il faisait très-froid, et les Praguois avaient grand désir de retourner à leurs foyers. Ils vouèrent les assiégés au diable, seul capable d’en venir à bout, et abandonnèrent l’entreprise, ce dont Coribut fut fort mortifié. La garnison stoïque et facétieuse de Carlstein fit plusieurs décharges de ses machines, en l’honneur du bouc qui l’avait sauvée.

Pendant ce siège, une grosse armée allemande, commandée par des archevêques, des électeurs et des princes du saint-empire, avait voulu pénétrer en Bohême pour délivrer ceux de Carlstein. Il lui fallut d’abord assiéger Plawen, où on lança quantité de pigeons et de moineaux enduits de poix embrasée ; mais ce stratagème échoua. Des paysans, qui s’étaient réfugiés dans cette ville contre les brigandages des Impériaux, firent une vigoureuse sortie, et, passant à travers l’armée ennemie, tuèrent cinquante hommes et emmenèrent encore des prisonniers. Un des moineaux embrasés alla tomber sur une tente de paille, et mit le feu au camp. L’armée impériale s’agitant pour éteindre l’incendie, le reste des assiégés de Plawen sortit, se jeta sur l’ennemi éperdu, et le mit en déroute. Sur la nouvelle que Ziska s’approchait, les Allemands abandonnèrent complètement l’entreprise et quittèrent la province.

Sigismond désespéré jura d’abandonner la Bohême à ses propres déchirements ; et, voyant que les Moraves s’étaient joints aux Bohémiens contre lui, il fit don de leur province à l’archiduc Albert, son gendre, sous la condition de la réduire. Les Hussites de Moravie écrivirent aussitôt à Ziska de venir les secourir ; mais Ziska sentait que la royauté de Coribut était le plus pressant danger, et qu’il fallait le combattre au cœur de la Bohême. Il envoya aux Moraves celui de ses capitaines qu’il estimait le plus, Procope le Rasé, qui avait été ordonné prêtre contre son gré dans sa jeunesse, et qui fut depuis surnommé le Grand, à cause de ses exploits militaires. Nous consacrerons une nouvelle série d’épisodes à ce grand homme, qui fut le successeur de Jean Ziska dans le commandement des Taborites, et le continuateur de son œuvre politique. Nous nous bornerons ici à dire qu’il se comporta en Moravie avec une science militaire digne des leçons de Ziska, et une valeur digne de l’élan des Taborites, dont il partageait les principes les plus ardents.

Cependant Ziska marchait vers Prague. Après avoir veillé à tout et balayé la frontière, il revenait se prendre corps à corps avec le fantôme de la royauté. Il y fut devancé par un corps de ses Taborites qui, plus indignés et plus impatients que lui, pénétrèrent de nuit dans la vieille ville, s’emparèrent de trois maisons, et commencèrent la guerre intestine. Mais ils étaient trop peu nombreux pour avoir le dessus. Ils furent repoussés, tués en partie, et plusieurs, en se retirant, se noyèrent dans la Moldaw.

Ziska, en apprenant cette nouvelle, en fut consterné un instant. Il avait espéré dominer Prague sans coup férir, par sa seule présence, et la désabuser par ses conseils de son rêve de monarchie. Le mauvais accueil fait à ses imprudents avant-coureurs lui donnait à réfléchir. Entre les grands de Bohême qui voulaient Sigismond et le juste-milieu qui voulait Coribut, il se voyait seul avec ses Taborites ; et lui, qui avait conçu que sa mission se bornerait à défendre la patrie contre l’étranger, il se voyait aux prises au dedans avec deux partis contraires. Sa situation devenait terrible, et il approchait lentement de la capitale, perdu dans ses pensées, frappé peut-être de l’idée que sa mission était finie, et qu’il n’était plus l’homme de ce troisième parti qu’il fallait constituer politiquement et dessiner hardiment au milieu des deux autres. Si Ziska eut cette angoisse, que les historiens lui attribuent sans l’expliquer, ce fut une révélation de son destin. Cet homme, qui devait retremper le courage populaire et donner un nouvel élan à l’invincible taborisme, cet homme était debout. Il était déjà à l’œuvre. De vagues prophéties taborites portaient que Ziska rendrait la Bohême glorieuse pendant sept ans, et qu’il mourrait pour revivre dans un autre héros qui, pendant sept ans encore, continuerait son œuvre. Ce héros était Procope le Rasé, Procope le Grand, Procope le Picard[1], c’est-à-dire le vrai Taborite. Ziska le Calixtin, le médiateur impossible entre ces partis arrivés à l’heure d’explosion, devait jeter quelque éclat et mourir à temps, car il ne lui restait plus qu’à choisir entre l’abandon des siens ou celui de sa propre gloire.

  1. Il avait été compromis et arrêté dans l’affaire de Martin Loquis, et il avait sans doute dû son statut au moine Prémontré.