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JEAN ZISKA.

souverain qui voudrait acheter leur vote et leurs armes : la suite des événements prouva bien qu’il ne s’était pas trompé.

Malgré ces protestations, les catholiques furent acceptés, et, à leur tour, ils protestèrent contre Sigismond et contre l’Église. Conrad, archevêque de Prague, celui qui avait récemment couronné l’empereur, embrassa solennellement le Hussitisme et rompit avec Rome. Ulric de Rosemberg, cet athée superstitieux qui avait des visions, qui avait déjà abjuré deux fois, la première pour Jean Huss et la seconde pour Martin V, ce traître qui avait servi sous Ziska, et ensuite sous Sigismond, présida la diète avec l’archevêque, et proclama, en son propre nom et au nom de tous les membres du clergé et de la noblesse, les quatre articles calixtins et la déchéance de l’empereur au trône de Bohême. Il y a cependant des réserves perfides dans cette déclaration. Il y est dit textuellement qu’on défendra les quatre articles « envers et contre tous, » à moins que peut-être on ne nous enseigne mieux par l’Écriture sainte, ce que les docteurs de l’académie de Prague n’ont encore pu faire. À propos de la déchéance de Sigismond, il est dit encore : « Que de notre vie, à moins que Dieu par quelque fatalité secrète ne semble le vouloir ainsi, nous ne recevrons Sigismond, parce qu’il nous a trompés, etc. »

Cette convention fut faite au nom de Prague, des citoyens de Tabor, de toute la noblesse des villes, etc. Sans rien statuer pour l’avenir, le parti catholique et le juste-milieu, qui s’entendaient tacitement pour avoir un roi étranger, élurent vingt personnes intègres et graves pour administrer le royaume pendant la vacance ; quatre consuls des villes de Prague représentant la bourgeoisie, cinq seigneurs représentant la grandesse de Bohême, sept gentilshommes représentant la petite noblesse, etc. À la tête des gentilshommes était nommé Jean Ziska, et le nombre des représentants de cette classe montre qu’elle était la plus nombreuse et la plus influente. Il était dit que ces régents auraient plein pouvoir ; mais la foule de réticences et de cas réservés qui suit cet article montre la mauvaise foi des catholiques ; ce sont autant de portes ouvertes pour s’échapper quand le vent de la fortune fera flotter les étendards de ces nobles vers un autre point de l’horizon. En cas de division dans le conseil des régents, la diète constituait deux prêtres comme conseils. L’un de ces deux prêtres dictateurs mourut de la peste en voyage ; l’autre, Jean de Przibam, dès qu’il fut de retour à Prague, eut affaire au terrible moine Jean, qui l’accusa d’avoir outrepassé son mandat de député, et le fit condamner et chasser de la ville. Le Prémontré avait alors beaucoup d’influence à Prague. Peu de temps après, il accusa de trahison Jean Sadlo, gentilhomme qui avait livré les Bohémiens aux Allemands dans un combat, et l’ayant appelé à comparaître sous de bonnes promesses, il le fit saisir de nuit et décapiter dans la maison de ville de la vieille Prague. Les catholiques et les Calixtins qui commençaient à s’inquiéter du Prémontré, espèce de Montagnard à la tête d’un club de Jacobins, firent de grandes lamentations sur le meurtre de Jean Sadlo, et le revendiquèrent dans les deux camps comme un membre fidèle de leur communion ; ce qui ne prouve pas beaucoup en faveur de la loyauté de ce Jean Sadlo.

Pendant que ces événements se passaient à Prague, Sigismond députait des ambassadeurs à la diète de Czaslaw. Ils eurent beaucoup de peine à s’y faire admettre, et ayant commencé leur discours par de longues louanges de l’empereur, ils furent brusquement interrompus par Ulric de Rosemberg, qui se montrait alors des plus acharnés contre son maître : « Laissez cela, leur dit-il, et nous montrez vos lettres de créance. » La lettre de l’empereur était mêlée de fiel et de miel. Il offrait la paix, son amitié, presque la liberté des cultes, la réparation des injures et des dommages commis par son armée : tout cela aux catholiques et au juste-milieu. Mais il donnait à entendre qu’il sévirait avec rigueur contre les Taborites, et menaçait, si on ne les abandonnait à sa colère, d’amener en Bohême ses voisins et ses amis ; quand même, ajoutait-il, nous saurions que cela ne se pourrait faire sans que vous en souffrissiez des pertes irréparables pour vous et votre postérité, et sans un déshonneur qui vous exposerait aux railleries mordantes du reste du monde. Cette lettre maladroite et dure irrita tous les esprits. On eût peut-être sacrifié les Taborites, si on eût pu prendre confiance à la parole de Sigismond ; mais on le connaissait trop : il avait eu le tort de se montrer. La réponse de la diète fut belle et fière.

« Très-illustre prince et roi, puisque votre auguste Majesté nous promet d’écouter nos griefs et nous invite à les lui faire connaître, les voici : — Vous avez permis, au grand déshonneur de notre patrie, qu’on brûlât maître Jean Huss, qui était allé à Constance avec un sauf-conduit de Votre Majesté. Tous les hérétiques ont eu la liberté de parler au concile ; il n’y a eu que nos excellents hommes à qui on l’ait refusée. Vous avez fait brûler maître Jérôme de Prague, homme de bien et de science, qui y était allé également sous la foi publique. Vous avez fait proscrire, frapper d’anathème et excommunier la Bohême, et vous avez fait publier cette bulle d’excommunication à Breslaw, à la honte et à la ruine de la Bohême ; car vous avez excité et ameuté contre nous tous les pays circonvoisins, comme contre des hérétiques publics. Les princes étrangers que vous avez déchaînés contre nous ont mis la Bohême à feu et à sang, sans épargner ni âge, ni sexe, ni condition, ni séculier, ni religieux. Vous avez fait tirer par des chevaux et brûler à Breslaw Jean de Crasa, notre concitoyen, parce qu’il approuvait la communion sous les deux espèces. Vous avez fait trancher la tête à des citoyens de Breslaw pour une faute qui, à la vérité, avait été commise contre Wenceslas, mais qui avait été pardonnée. Vous avez aliéné le duché de Brabant, que Charles iv votre père avait acquis par de rudes travaux (Herculeis laboribus). Vous avez engagé la Marche de Brandebourg sans le consentement de la nation. Vous avez fait transporter hors du royaume la couronne impériale, comme pour nous exposer aux railleries et aux mépris de l’univers. Vous avez emporté les saintes reliques qui nous faisaient honneur, les divers joyaux amassés par nos ancêtres et légués aux monastères. Vous avez aliéné, contre nos droits et coutumes, la mense royale[1] et tout l’argent qui y était destiné à l’entretien des veuves et des orphelins. En un mot, vous avez violé et enlevé tous nos titres, droits et privilèges, tant en Bohême qu’en Moravie ; et, par cette raison, vous êtes cause de tous nos désordres publics. C’est pourquoi nous prions Votre Majesté de nous restituer toutes ces choses et d’ôter de dessus nous tous ces opprobres ; de rendre à la nation les trois provinces qui en ont été détachées à l’insu des trois ordres du royaume ; de rapporter la couronne de Bohême, les choses sacrées de l’empire, les joyaux, la mense, les lettres publiques, les diplômes et tout ce qui a été soustrait ; d’empêcher les nations voisines, et surtout celles qui sont comprises dans la Bohême (la Moravie, la Silésie, le Brabant, la Lusace et le Brandebourg), de nous troubler et de répandre notre sang. Nous prions aussi Votre Majesté de nous faire savoir sa résolution claire et nette, à l’endroit des quatre articles dont nous sommes absolument résolus de ne pas nous départir, non plus que de nos droits, constitutions, privilèges et bonnes coutumes, etc. »

Il paraît que cette pièce a en latin un cachet de grandeur ou, pour mieux dire, de grandesse imposante qui montre ce que la haute seigneurie de Bohême avait été jadis, plutôt que ce qu’elle était désormais. Ces grands qui invoquaient leurs antiques privilèges, et qui faisaient consister l’honneur de la patrie dans leurs joyaux et dans leurs parchemins, ne voyaient pas par où ils étaient sérieusement menacés ; et en disputant à l’empereur les franchises de la nation, ils ne sentaient pas que la nation, désabusée de tout prestige, n’était plus là pour les leur faire reconquérir au prix de son sang. Le peuple voulait ces franchises pour lui-même, et non plus seulement pour ces grands et pour ces monastères qu’il écrasait et dévastait pour son propre compte. Le peuple voulait

  1. C’était un trésor public dont le roi ne pouvait disposer qu’en faveur des pauvres.